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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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qu’on sera prêt ! »
    Mais d’autres étaient plus discrets. De table en table, se nouaient de longs colloques feutrés, des conjurations dont les initiés toutefois devinaient le sens rien qu’à reconnaître les invités de tel ministre ou tel chef de cabinet. Vingt vieilles folles agitant des écharpes de gaze, des sautoirs de perles brinqueballant sur leurs décolletés couperosés, égéries littéraires et politiques qui avaient eu M. Henry Bordeaux ou M. Paul Reynaud pour grands hommes, faisaient la liaison d’un groupe à l’autre, réalisant avec un prurit de toute la peau ce rêve inespéré : vivre une espèce de crise ministérielle permanente.
    Pareil à ces duègnes, on voyait toujours apparaître, indispensable dans ce lieu, une sorte de larve insexuée, du nom d’André Germain, fort riche, disait-on, collé comme une ventouse depuis vingt ans à tous les écrivains et tous les parlementaires d’une nuance quelque peu nationale. Il baisait ou serrait cinquante mains. Il offrait passionnément ses services, ses renseignements, ses conseils. Il se trouvait infailliblement un monsieur fort bien ou une antique oiselle pour les écouter : « André Germain m’a dit… André Germain pourrait… » C’était, ma foi ! une figure de la Révolution.
    Trois ou quatre jeunes personnes très pétulantes et très répandues voltigeaient, ce soir intimes et confidentielles avec un général ou un notoire chef cagoulard, le lendemain avec un journaliste étranger, archigaullistes avec celui-ci, d’une germanophilie provocante avec cet autre, manifestement en service commandé. Pour le compte de qui ? Les opinions variaient.
    Les officiers du S. R., en bourgeois, faisant cercle autour d’un guéridon, suivaient ces évolutions en louchant des yeux de tous côtés, tendaient des oreilles larges comme des pavillons de cors, tous aussi bien camouflés que des messieurs de la brigade mondaine en mission auprès de la loge présidentielle, un soir de fête à Longchamp.
    * * *
    Cependant, très loin, au fond de la salle, le maréchal Pétain se levait. Un long paravent l’avait caché jusque-là. Les nouveaux visiteurs, émus et déférents, ne pouvaient détacher leurs yeux de ce beau visage qui apparaissait enfin, sérieux, calme, plein, demeuré si viril sous la majestueuse blancheur de l’âge. Le petit peloton de ses confidents, toujours les mêmes, surgissait à ses côtés : l’amiral Fernet, le Dr Ménétrel, son chef de cabinet civil, le vieux général de cuirassiers Brécard, M. du Moulin de La Barthète, ce dernier assez bel homme d’une quarantaine d’années, aux yeux de jais, bombant le jabot, suant la suffisance et l’arrogance du grand bourgeois par le moindre de ses gestes et par chacun de ses regards.
    Dans mes premiers jours de Vichy, le Maréchal, admirablement droit et ferme dans son veston gris, traversait en partant tout le salon. Chacun se levait. Pour une minute, le silence se faisait sur les ragots et les intrigues, une onde de recueillement passait dans l’air parmi les visages frivoles ou grimaçants.
    On me racontait comment, au mois de juillet, le vieux chef était contraint de venir s’asseoir à la première table venue, se trouvait mêlé aux plus indécentes canailles. Effrayé et scandalisé, un peu tard, d’une pareille promiscuité, son cabinet méditait un protocole de plus en plus rigide. Bientôt, la brève promenade à travers le salon fut supprimée. Une espèce de cloison de vitres opaques vint s’ajouter au paravent, formant un corridor jusqu’à une porte discrète. Le Maréchal, plus étroitement que jamais accompagné de son état-major, sortit désormais par là, comme à regret. Il allait à tout petits pas, contemplant avidement la salle par-dessus la cage de verre. Son œil distinguait parmi les fauteuils une physionomie connue. Il lui adressait de la main un affectueux salut, un charmant sourire l’éclairait. Mais ses gardes du corps le rappelaient aussitôt aux exigences de son rang et de l’heure, avec cette morgue cérémonieuse qui n’appartient plus qu’aux majordomes de grand style. Le Maréchal disparaissait, le dos cette fois un peu las.
    Les salonnards distraits et affairés n’avaient même pas tourné la tête. On emmenait coucher comme un vieillard impotent le vainqueur de Verdun, le grand-père de la Patrie.
    * * *
    Lorsqu’on avait gaspillé une soirée décevante et irritante à l’hôtel du Parc, le

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