Les Décombres
dehors ». On eût vraiment cru, à les entendre, que l’identité était parfaite entre les officiers prussiens ou bavarois de 1918, rentrés grâce aux faiblesses d’une coalition de vainqueurs sous des arcs de triomphe, à la tête de leurs troupes, ayant résisté pendant quatre terrifiantes années, imaginé presque toutes les formes de la guerre nouvelle, remporté cent succès, frisé plus d’une fois le triomphe définitif, fait front jusqu’à la dernière heure, épargné à leur pays l’invasion, et les malheureux ou les misérables qui avaient en cinq semaines accumulé toutes les preuves de leur incapacité, leur imprévoyance, leur routine et trop souvent leur couardise.
Pour ceux que ces pensées de gouvernement n’atteignaient pas, ils se plongeaient dans des débats plus substantiels : annuités, hautes paies, tableaux d’avancement. Les circulaires del’ Officiel, mieux enchevêtrées qu’aux plus beaux temps de la République, fournissaient une matière infinie à leurs méditations.
J’avais retrouvé parmi eux un camarade fort sympathique, bien connu quelques années plus tôt dans sa garnison de Versailles, le capitaine Z…, des chars de combat (j’ai assez souvent fréquenté cette arme), robuste Lorrain, aussi peu enclin que possible aux élégances cavalières, réputé pour sa rigueur géométrique de jugement, cultivé, bûcheur et breveté de l’École de guerre. Nous avions dans l’armée plusieurs amis communs dont il me donna des nouvelles, l’un d’eux surtout, dont j’ai déjà parlé, le capitaine R…, un vrai troupier d’aventure, tombé au Maroc tout seul avec son char dans un parti de Riffains, en ayant démoli quatre-vingts ou quatre-vingt-dix, jusqu’à ce que le quatre-vingt onzième, un fameux héros, lui fracassât à bout portant la mâchoire par sa fente de visée. Déjà, au début de la campagne, ce magnifique casse-cou rageait d’avoir été désigné pour une compagnie-échelon de chars, et de se battre exclusivement avec les états d’écrous et de clés anglaises. Après quelques semaines de ces glorieux travaux, il était rappelé à Paris pour se plonger dans les graphiques, les topographies et les manuels de l’École de Guerre. Car en novembre 1939, l’École de Guerre fonctionnait toujours imperturbablement au Champ-de-Mars. Enfin, juste au début de l’offensive allemande, il se voyait, ivre de rage, expédié en Tunisie sans appel.
L’honnête Z… me racontait cette Iliade, en paraissant trouver fort naturel un aussi remarquable emploi de notre guerrier.
Lui-même, militaire dans l’âme, s’était battu quelque trois jours vers le 20 juin, du côté du Forez, et non sans mal. Son colonel voulait absolument le préposer à la direction de je ne sais plus quel convoi, puis à la garde d’une usine que finalement un contrordre décidait de ne plus garder. Il avait alors improvisé une sorte de colonne en « rameutant » – c’était le mot consacré pour les hauts faits de juin – une douzaine d’autos-mitrailleuses et de chars. Il était fort satisfait de sa défense d’un patelin, aux environs de Saint-Étienne, et en particulier de sa victoire, pistolet en avant, sur le maire qui se demandait si c’était bien la peine, au point où l’on en était, de faire démolir son bourg.
— Un pistolet à trente-deux coups, une vraie mitraillette. Avec ça au bout du bras, on redevient un chef d’assaut, comme au temps de Murat.
Il redouta un moment de se voir encerclé – et puis il n’en fut rien. Il avait pu, théoriquement vainqueur, opérer un brillant repli.
— Je sais mon métier. Il ne faudrait pas qu’on eût l’air de vouloir me l’apprendre.
Je justifiais volontiers, chez un vrai et courageux soldat, le besoin un peu puéril de ne pas finir la plus décevante des campagnes sans brûler au moins quelques cartouches.
Mais mon excellent capitaine n’entendait nullement les choses ainsi. Il ne paraissait pas le moins du monde soupçonner que cette escarmouche aux portes de Saint-Etienne, avec quelques débris hétéroclites d’arrière-gardes, tandis que les Allemands s’alignaient de Lyon à Angoulême, était une image effroyablement éloquente de notre désastre et de notre honte.
Je découvrais une variante nouvelle de cette inconscience militaire dont Vichy m’avait fourni maints exemples. Pour avoir plus ou moins arrêté pendant une demi-journée quelques éclaireurs, celui-là ne
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