Les Décombres
visite au ministère de la Jeunesse. On lui avait fièrement déclaré que la France entendait rester maîtresse de ses lois, fidèle à ses traditions, ne copier personne, qu’afin de l’attester, on prenait soin d’accueillir deux Juifs pour cinquante chrétiens dans tous les camps de « jeunes ». La France libre ne voudrait jamais connaître d’autre « numerus clausus ».
Ces messieurs, sans doute, étendaient aussi leurs paternelles bénédictions sur le ghetto qui grouillait dans un pâté de meublés, à deux cents pas de l’hôtel du Parc. Une tribu complète de Juifs roumains, jargonnant son yiddish, s’y refilait des diamants et des tracts anglais dans l’embrasure des portes. Vichy n’eût pas été Vichy sans avoir sa rue des Rosiers.
* * *
Un matin où j’avais affaire à la gare, je tombai sur une sorte de revue. Une centaine de fantassins venaient de débarquer pour renforcer la garde mobile vichyssoise. Le général Weygand en personne passait dans les rangs, furieusement pète-sec et invincible, inspectait les bidons et les masques à gaz. Les hommes étaient tous très jeunes, portant l’écusson d’un des plus illustres régiments de France : le 152 de Colmar, le Quinze-Deux des Diables Rouges, du Vieil-Armand, dix fois cité, dix fois anéanti dans les tranchées et les barbelés de l’autre guerre. J’avais toujours aimé l’esprit de corps, ces traditions de la vieille « biffe » française où les noms des batailles, de Wagram à Douaumont, se mêlent à la gaîté d’un refrain gaulois. Je ne pouvais supporter la vue de cette fourragère rouge, racontant une interminable histoire de bravoure et de douleur, teinte dans un torrent de sang admirable et inutile, aux épaules de ces petits vaincus, qui pivotaient passivement, l’air terne et sournois dans leurs pauvres culottes bouffantes, sous les ordres aboyés des chefs en gants blancs, n’ayant pas davantage la conscience de leur défaite qu’une gamelle. J’avais le cœur soulevé et bouleversé. Ce généralissime se livrant à cette parodie du panache devant ces malheureux débris, nous exhibant cette amère caricature, rejoignait l’autre « grand chef », celui de 1939, passant ses veilles à organiser une patrouille de vingt troupiers.
— Rends-toi compte, me disait Henri Poulain. Mets-toi à la place des gars de la classe 38 ou de la 39 qui ont encore, maintenant, des mois et des mois à tirer, qui continuent les « un deux », et les revues de détail, après la retraite, après la guerre. Avec des adjudants sur le dos qui hurlent : « Ah ! mes gaillards, vous n’êtes pas de la classe. Ah ! ah ! les pointes de calots rentrées et les cravates fantaisie ! Vous avez vu où ça nous a menés ? Mais ça va changer, tout ça. On va vous les faire entrer dans le crâne, les marques extérieures du respect ! Vous allez voir si ça va barder, le briquage des chambrées et la pelote ! »
Il était bien cependant que l’on sauvegardât la discipline, que les infortunés restes de notre armée se montrassent en bon ordre, virils et corrects, en dépit de MM. les intendants qui parlaient de remettre tout le monde dans des bleus-horizon réformés depuis 1916, en dépit des centres démobilisateurs qui lâchaient sur les routes des milliers de vagabonds loqueteux.
Mais nous rencontrions d’innombrables matamores, poursuivant des rêves d’embuscades, de stratégie intercontinentale, où la Pologne ressuscitait, où les Persans, les Syriens, les Hindous, les Juifs [Youdes] de Tel Aviv prenaient le Fritz « en tenailles » et dont ils étaient obligatoirement les suprêmes triomphateurs avec les fusils mitrailleurs déterrés du côté de Limoges et de Brioude. Nous savions qu’au Maroc de rutilants capitaines de spahis, en cinglant leurs bottes à coups de cravache, vitupéraient les signataires de l’armistice qui ne leur avaient pas laissé au moins « se détendre les nerfs » sur les Italiens.
Presque tous les officiers capables de quelque pensée se découvraient en août 1940 des cervelles et des ambitions de grands politiques. L’avenir de la France était entre leurs mains. Ils avaient tout à coup la révélation du rôle puissant de la Reichswehr dans la renaissance de l’Allemagne nationale-socialiste. Ils dévoraient Rivaud, Benoist-Méchin, Bainville. « Il ne restait qu’à profiter de la leçon allemande, et à recommencer comme eux, séance tenante, pour les foutre
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