Les Décombres
se sentait pas battu. Il était littéralement incapable de remonter de cette menue satisfaction jusqu’à l’énorme catastrophe où elle se noyait. Il dessinait et décrivait sa victoire comme s’il se fût agi d’une des plus triomphantes offensives de 1918. Quant à notre abominable débandade, il ne lui accordait que quelques allusions désinvoltes, comme à une manœuvre manquée de Mourmelon. Il avait consacré quatorze ans de sa vie à l’étude de l’arme blindée. Il avait été l’adepte intransigeant de la doctrine officielle, qui ne voulait rien apprendre que des batailles passées, qui asservissait le char à l’infanterie, jugeait impossible son emploi hors du rayon d’action qu’un gros de biffins pouvait parcourir à pied en un jour. Cependant, il ne trouvait pas un seul mot de blâme pour cet échafaudage de routines réglementaires, que l’audace et l’imagination germaniques venaient de réduire en poussière d’un seul coup de bélier.
Je me hasardai à lui dire :
— Il est tout de même surprenant qu’au passage de la Loire, à la cinquième semaine de la campagne, après huit mois de préparation, nous n’ayons plus eu une seule division intacte et capable de se battre en ordre.
— Pfui ! répondit-il en toisant le profane : divisions, corps d’armée, tout ça, ce sont de vieux moules, des concepts périmés. Nous avons appris ce printemps à nous battre dans des cadres plus élastiques. Heureusement, parce que tout n’est pas fini. La partie n’est pas jouée. Ah ! mais non.
Il portait sous le bras un bouquin jaune : Les Trophées du seigneur José Maria de Heredia. Je ne pus m’empêcher de manifester quelque surprise devant cette lecture parnassienne et insolite.
— Vous pouvez rire, fit-il, mais c’est pour m’apprendre à rédiger bref.
Un ou deux jours plus tard, en flânant au-dessus de la source des Célestins, je surprenais sans le vouloir les lectures intimes d’un général à trois étoiles. Assis derrière un petit kiosque, au bord d’une allée écartée, il était plongé profondément dans Ric et Rac.
Quand je racontai la chose, on rit beaucoup et on ne me crut pas trop. Mais à quelque temps de là, un de mes amis à son tour tomba sur un général qui lisait Ric et Rac. À sa description, je compris que ce n’était pas le mien.
* * *
J’étais à Vichy depuis bientôt trois semaines. J’avais voulu croire encore que tous les ridicules, les insanités, les effarants anachronismes qu’on y rencontrait à chaque pas demeuraient accidentels, que les têtes qui comptaient savaient demeurer froides et fortes au milieu de la plus haïssable atmosphère. Mais il fallait me détromper. Le Vichy des rues, des salons et des bars, du golf où les petits dindons à dix mille francs d’argent de poche par mois et les filles d’un grand cirage ou d’une illustre margarine arboraient la croix de Lorraine, se pelotaient, rencontraient assez de petits Juifs [youtres] pour se croire encore au Racing, ce Vichy-là était le reflet fidèle, le prolongement du Vichy officiel.
J’ai dépeint l’extraordinaire bagage d’idioties que véhiculaient sur les routes de la défaite entre Niort et la Dordogne, les prolos communistes, les Juifs [youpins], les mystiques selon Malachie et les benêts à licences : l’aide imminente et formidable de l’Amérique, la prochaine Jeanne d’Arc, l’invincibilité des Anglais, l’attente sereine de notre nouvelle victoire de Poitiers.
Je concevais encore, quoique plus difficilement, que de pareilles fables pussent trouver créance auprès d’antiques Ramollots, de vieilles douairières, de naïfs officiers abrutis par la hiérarchie, l’oisiveté et la promiscuité militaires, et même auprès de quelques très jeunes serins.
Mais ce qui devenait monstrueux, terrifiant, c’était de s’apercevoir que ces folies logeaient dans les têtes mêmes du gouvernement. Il m’avait fallu ces trois semaines pour m’en convaincre. Aucun doute n’était plus permis à ce sujet. Des ministres comme M. Baudouin et M. Alibert, des quasi-ministres comme le sieur René Gillouin, petit pion sinistrement ouaté, l’œil en biais derrière les lunettes, cafard protestant – espèce pire encore que la papiste – familier néanmoins de tous les évêchés, éminence grise du nouvel État, ayant toutes ses entrées au pavillon de Sévigné, des conseillers tout-puissants du nouveau régime comme ce du Moulin de
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