Les Décombres
lavallière, et, le dos rond, l’homme de l’ours Hitler, Maurice Pujo, repassant dans sa barbe les hautaines consignes de Maurras à l’État.
Pierre Laval rentrait chaque fois de Paris plus las d’avoir à refaire tout ce qu’il avait patiemment échafaudé à Vichy, et que trois jours d’éloignement avaient détruit. L’inconséquence d’une troupe d’étourneaux le plaçait dans une situation précaire, très difficile à soutenir devant les Allemands, en droit de lui demander à chaque instant au nom de qui il parlait et s’il retrouverait seulement au retour son siège dans le gouvernement. Il dépensait à cette tâche ingrate une adresse, une ténacité admirables.
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Dans cet imbroglio, c’étaient encore nos malheureux services d’information qui pâtissaient le plus. Laval, dans les quatorze heures de labeur quotidien que lui imposaient les complots vichyssois, devait aller au plus urgent, c’est-à-dire défendre sa vice-présidence, et pour cela céder sur le terrain de la propagande et des nouvelles aux exigences des conformistes, aux fielleuses remarques des anglicisants. Nous devenions ainsi une sorte de monnaie d’échange, par la seule faute d’un clan d’excités ou de trembleurs. L’état d’esprit public en faisait finalement les frais.
Alain Laubreaux, qui n’est point d’un naturel à supporter les contraintes et les sourdines, avait bientôt plié ses bagages pour Paris. Notre ami Georges Hilaire venait de nous quitter à son tour. Il était remplacé à nos bureaux de la radio par un très sympathique confrère, René Bonnefoy, fidèle collaborateur de Laval, rédacteur en chef du Moniteur du Centre, ancien fantassin de Verdun et de la Somme, cachant sous une enveloppe fruste une vaste culture et beaucoup de finesse politique. Mais tous ses talents ne pouvaient plus grand-chose contre l’hostilité grandissante qui nous entourait.
Nos modestes émissions du journal parlé étaient devenues l’objet d’un contrôle sourcilleux où cinq ou six ministères se faisaient représenter. Nous nous attirions le lundi l’ire de la Guerre et de la Jeunesse, le mardi celle des Colonies, le mercredi les remontrances toujours plus vinaigrées du fameux Cabinet du Maréchal.
Pour achever de tout embrouiller et paralyser, on nous avait coiffés d’une espèce de « brain-trust », où le pisse-copie nègre Gerville-Réache voisinait avec un père jésuite en uniforme de commandant. Le plus bel ornement de ce cénacle était un colonel du nom de Schweller, si je ne me trompe pas, qui jugea utile de se présenter en faisant distribuer sa biographie, rédigée de sa main, relatant dans le style d’un cahier de rapport ses vertus domestiques, les soins qu’il prodiguait à sa vieille mère, et où on lisait entre autres : « A pu acquérir une honnête aisance grâce à sa probité et son travail. »
Trois fois par semaine, Henri Poulain recevait la visite de Vladimir d’Ormesson, petit cagot blême ,[ chauve, gélatineux,] d’une grinçante suffisance. Il venait nous intimer des consignes diplomatiques, dans la plus stricte ligne de la Synagogue et du Quai, et qui s’épanouiraient bientôt sous sa propre plume avec une apologie délirante du Négus. Ce cloporte ne parlait jamais de lui qu’à la troisième personne, en prenant soin de glisser une douzaine de fois par quart d’heure ces mots : « M. Vladimir d’Ormesson, ambassadeur de France. »
Du haut en bas de nos étages, régnait un désordre rappelant vingt fois par jour les origines militaires de ce gouvernement. Nous apprenions avec deux semaines de retard que le maréchal Pétain avait signé dans une introuvable Revue des Deux-Mondes un article sur l’école française d’un intérêt capital. Nous nous précipitions aux archives, dans l’espoir de découvrir au moins quelques traces d’un aussi précieux texte. Nous y tombions sur deux Monsieur Soupe et deux Monsieur Letondu qui nous ricanaient au nez, et coulaient les jours de la révolution nationale à ficeler des quittances et des bordereaux vieux de quinze ans.
L’agence Havas, notre principale source officielle d’information, continuait sournoisement ce travail de trucage des dépêches où elle ne connaissait pas de rivale. Elle se débrouillait par exemple pour que seules les nouvelles de source anglaise ou américaine nous parvinssent à temps, délayées et enjolivées avec une complaisance qui me rappelait chaque fois ses plus
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