Les Décombres
odieuses manœuvres de septembre 1938 et d’août 1939. Le service d’écoute des radios étrangères, entièrement aux mains des anglophiles, pratiquait sur une échelle encore plus vaste la mauvaise foi et la falsification. Pas une insulte britannique à notre endroit qui ne fût biffée. En revanche, tout article apaisant de la presse allemande nous était systématiquement dissimulé. Tous nos efforts pour rétablir la vérité nous attiraient une offensive furibonde du bataillon de censeurs, avec ou sans galons, qui investissait notre infortuné micro.
On nous gratifiait chaque jour d’une « note de tendance », procédé tout à fait légitime dans un service officiel et un État autoritaire. Mais cette note de tendance était d’une monotonie et d’une imprécision fastidieuses, à la fois par absence d’imagination et par pusillanimité. Le plus comique était que si nous arrivions, par hasard, à faire passer dans notre micro quelque petit bout d’une étude anodine mais de notre cru, gravement, le lendemain, la « tendance » nous invitait à traiter ce sujet.
Dans de telles conditions, nous ne pouvions qu’incliner vers la routine, le vaseux et le pommadé de thèmes assez insignifiants pour n’offenser ni Londres, ni New York, ni Jérusalem, pour n’inquiéter ni le clergé belliciste, ni les internés de Chazeron, ni les militaires rossés, ni les députés congédiés. Nous nous rabattions en désespoir de cause sur le gazogène et l’huile de pépins de raisin, panacées qui ni l’une ni l’autre du reste n’ont vu le jour. C’était devenu une vraie tarte à la crème : « Défendu de parler de Mandel, Churchill, Reynaud. Carol, l’étalon-or, le bombardement de Londres interdits. Alors on fait encore un « gazogène » pour ce soir ? » Bon Dieu ! que nous nous sommes ennuyés !
La même grisaille s’étendait sur toute la presse. Ce pitoyable journalisme de la défaite avait pourtant compté une remarquable réussite, la nouvelle Œuvre auvergnate de Marcel Déat, repliée à Clermont-Ferrand. Je connaissais l’énergique pacifisme dont Déat avait fait preuve de 1938 à 1939, sans parvenir pratiquement même à réformer le journal dont il était le leader et où paraissaient, dans le même temps que son fameux « Mourir pour Dantzig », les odieuses turlupinades de Geneviève [la femme] Tabouis, les appels au sang d’un Duff Cooper et de vingt autres bellicistes. Je n’ignorais pas ses efforts, à la tête du défunt « Comité du Plan », pour donner quelque cohérence sociale et économique à la démocratie, avec des idées estimables, mais qui rejoignaient les projets chroniquement enterrés d’une constitution réformée. Rien ne semblait le désigner plus particulièrement que deux ou trois douzaines d’autres esprits d’une honnête ouverture à son nouveau rôle.
Mais Déat était un de ceux, assez nombreux peut-être dans la foule, infiniment rares dans le monde officiel, que la défaite accouchait, délivrait. Dans cet air nouveau, parmi les espoirs autorisés, ses idées, certainement ruminées depuis longtemps, trouvaient une force inattendue. Maintes prémisses, désormais bien posées par la victoire de la croix gammée et la chute du Parlement, lui permettaient de pousser ses idées avec une impeccable logique.
Quand on venait de rencontrer sous les ombrages du Parc une douzaine de généraux portant dans leur sabretache les planplans de l’imminente revanche, on se délectait à lire sous la plume de Déat que nous étions militairement cuits, et bien cuits pour un bon bout de temps ; mais que l’armée allemande était « aussi une armée révolutionnaire », et qu’à prendre notre place sans retard dans l’Europe qui allait faire avec elle cette révolution, nous pourrions préparer une revanche autrement sûre, rapide et noble, une revanche pacifique, que notre vieille race méritait toujours, où nous briserions le moule de l’égoïsme national pour imposer nos dons dans une œuvre grandiose, les faire servir à une immense collectivité.
Avec sa verve, ses images et ses formules vivantes, Déat nous aidait merveilleusement, dans notre petite bande, à préciser nos pensées et nos désirs. Il moquait avec une ironie succulente, et que le spectacle quotidien rendait vengeresse, la vanité et la malfaisance des vieux conservateurs bourgeois, cléricaux et militaires, qui essayaient de tirer les bénéfices du désastre. Il
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