Les Décombres
passait désormais pour inopportun. On ne pouvait s’indigner du rembarquement en pleine bataille des canons anglais, puisqu’ils armaient maintenant l’île, refuge de toutes les espérances, dernier bastion de la civilisation. On ne pouvait pleurer avec sincérité les marins français assassinés devant Oran, quand on justifiait in petto l’attentat par la crainte qu’avait nourrie Churchill de voir ces vaisseaux livrés et retournés contre les siens.
Il devenait logique que les vichyssois épargnassent les Juifs, qui formaient les mêmes souhaits qu’eux, qui leur offraient une alliance naturelle et constituaient pour le gaullisme officieux une armée de prosélytes sans pareils. Les brillants et riches inspecteurs des finances sacrifieraient à la rigueur quelques fripiers émigrés de Pologne ou de Roumanie. Mais ils se récriaient, très offusqués, à l’idée que l’on pût leur assimiler d’éminents hommes d’affaires, considérés dans le monde, apparentés aux plus beaux blasons, et qu’on avait rencontrés autour de toutes les tables des conseils d’administration. C’était manquer aux convenances les plus élémentaires que de rappeler leur judaïsme. On le fit bien voir à propos du haut et puissant banquier David-Weill, déchu par inadvertance de la nationalité française, et qu’on se hâta de réintégrer, avec un flot d’excuses pour une aussi regrettable erreur.
En s’instituant les protecteurs des Juifs, on trouvait également un moyen excellent d’affirmer cette ombrageuse dignité dont Vichy avait un tel souci. On marquait ainsi avec hauteur que la France n’imitait personne et restait maîtresse chez elle. Singulier point d’honneur qui consiste à garder sur soi sa vermine parce que votre voisin s’en est débarrassé ! La judéophilie était en somme la preuve majeure que la France sauvegardait les « valeurs spirituelles ».
Toutes les foudres et tous les soupçons étaient réservés pour la poignée d’audacieux qui osaient à mi-voix suggérer la possibilité d’une collaboration franco-allemande. On leur répliquait avec d’amers sarcasmes que rien de cet ordre ne nous était demandé – comme si la France battue à plate couture pouvait encore faire la coquette et attendre des propositions ! – qu’il importait de nous en tenir mordicus et juridiquement aux clauses de l’armistice, et de ne point engager l’avenir du pays sur des fantaisies, alors que la guerre se poursuivait sans que personne sût dire quel serait son dénouement.
On sait ce que devait être l’aboutissement de cette intelligente conception. Pierre Laval n’était point sans défauts. Il n’en était pas moins de tout le ministère le seul qui pût se flatter d’avoir été un pacifiste, le seul qui, dans un passé récent, se fût comporté comme un homme d’État, eût montré une prévoyance, une ampleur de jugement dont l’année 1940 lui apportait la cruelle mais éclatante confirmation. Dans notre position, où nous n’avions d’autres chances à jouer qu’en négociant, c’était le négociateur-né, possédant l’instinct paysan de l’intérêt national, du bénéfice français, de l’échange fructueux, ayant su gagner par surcroît très vite et sans aucune bassesse la confiance du vainqueur, bref l’homme idéal et providentiel. La démence vichyssoise voulait donc qu’il fût abominé, tenu pour un malfaiteur public, l’objet d’un complot permanent qui entravait tous ses efforts.
Ce complot datait des premières heures mêmes du nouveau régime. À Bordeaux, en juin 1940, le général Weygand s’était élevé avec violence contre l’attribution à Pierre Laval du portefeuille des Affaires étrangères, qui lui revenait de plein droit et de toute nécessité, en arguant que ce serait « une provocation » à l’endroit de l’Angleterre. Deux mois et demi plus tard, ce portefeuille restait toujours, contre tout bon sens, dans les mains de Paul Baudouin, [fantoche impuissant,] collaborateur du ministère de la défaite, mais qui apportait le gage d’un anglicisme sournois.
Le nouveau régime, hors de toute autre considération, payait Pierre Laval d’une bien noire ingratitude. Car il lui devait à peu de chose près la vie. Dans l’équipe ministérielle si fragile, si novice et froussarde de juillet 1940, personne, sauf lui, n’aurait eu l’habileté et la décision nécessaires pour liquider, comme il venait de le faire, le
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