Les Décombres
Parlement, et dresser une constitution qui tînt à peu près debout.
* * *
Durant ces huit semaines décisives de juillet à septembre, dans ce désarroi et ce gigantesque bouillonnement qui permettaient tout, nos nouveaux ministres avaient, hélas ! donné leur mesure. Les facilités extraordinaires dont ils disposaient, loin de leur inspirer l’audace, paraissaient bien les avoir effrayés. Toutes les foudres de l’autorité absolue se trouvaient réunies dans les mains peureuses et hésitantes. Ces messieurs en étaient aussi embarrassés qu’un Suisse d’église d’un char de combat.
On voyait ce spectacle risible d’hommes d’État devant tout leur pouvoir à la ruine d’un régime condamné, et qui épousaient les mœurs les plus décriées de ce régime, en faisaient tourner à vide tous les rouages. Le parlementarisme était mort. Mais les ministres demeuraient toujours à la recherche d’une majorité. On parlait de dosages comme aux plus inénarrables moments des cabinets d’« union nationale ». Députés et sénateurs étaient « dissous ». Mais on s’inquiétait de leur octroyer des compensations. On abolissait les conseils généraux. Mais dans la même semaine, les conseillers généraux assiégeaient Vichy, et les nouvelles Excellences perdaient de longues heures à les recevoir, à solliciter leurs avis.
Les cadres disloqués de la République en profitaient pour se reformer avec allégresse. Après une alerte qu’ils avaient bien crue fatale, ils se passaient les mots d’ordre, encore plus rassurés que sous « Gastounet », car les nouveaux maîtres ignoraient tout du monde politique et la Cour de Riom promettait de faire regretter aux fascistes la Commission d’enquête de 1934.
Tous les chefs maçons de quelque importance restaient à leurs postes de commande. La plupart des Loges, dans la zone non occupée, demeuraient inviolées. Toutes avaient pu évacuer sans encombre leurs archives. Les quelques nationaux encore raisonnables de Vichy pouvaient établir une amère comparaison avec les départements du Nord, où les troupes allemandes s’étaient emparées des temples du Grand Architecte en les vidant de leurs papiers et de leurs documents les plus suggestifs.
Il ne se passait pas de jour qui ne nous apportât une nomination ou une confirmation d’anciens emplois inconciliables avec les velléités les plus timides de changement.
* * *
L’automne arrivait, précoce sous le climat chagrin de Vichy.
Un soir de septembre, comme nous portions nos pas et nos propos de plus en plus désabusés vers l’hôtel du Parc, nous trouvâmes le hall presque désert. Adrien Marquet, le matin encore environné d’une foule d’« amis », était seul avec deux fidèles, l’air stupéfait et furibond. On venait de le démissionner.
Vingt-quatre heures plus tard, se profilait dans les couloirs la haute silhouette de son successeur, M. Peyrouton, très distant et d’un chic assez vieux beau, dans son complet bleu marine, son gilet crème et ses guêtres claires.
Nous ne comprenions rien à cette mutation. Marquet, à l’Intérieur, était un des rares ministres dont on pût louer l’esprit et les intentions. Il venait enfin d’obtenir la mise à l’ombre, au château de Chazeron, d’une première fournée de gredins, Daladier, Gamelin, Mandel. Pour ne pas lui en laisser le mérite, on avait pris soin d’ailleurs de le débarquer avant d’annoncer cette mesure de justice.
D’autre part, Peyrouton surgissait avec sa réputation bien assise de colonial à poigne, de fasciste exécré par nos pires ennemis.
Nous ne savions pas encore que le clan revanchard venait d’accomplir son premier coup d’État, qu’il substituait à Marquet l’ancien « hitlérien » Peyrouton parce que ce fils d’Écossaise offrait aux anglicistes les plus inquiétantes garanties.
Nous n’allions pas tarder à en voir des signes évidents. Les négociations engagées par Pierre Laval avec les Allemands l’obligeaient à de fréquents voyages. À chacun d’eux, Vichy faisait un brusque accès de température. La conjuration anglophile profitait de cette absence pour nouer fiévreusement contre le vice-président une cabale nouvelle, l’accuser d’abandons, de traîtrises imaginaires, et crier à tue-tête qu’elle ne le tolérerait pas, qu’il fallait en finir.
On voyait surgir, annonciateurs des bêtises les moins réparables, Louis Marin, cette vieille andouille à
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