Les Décombres
cassait les coquilles creuses des nouveaux poncifs moraux.
On avait la joie de le voir définir les « limites de la famille ».
« Les mots, disait-il, ne sont pas des solutions, et la ferveur nouvelle qui les fait prononcer avec respect ne suffit pas à les remplir d’un contenu magique. Il est entendu que la famille est la cellule sociale première et non pas l’individu. Il est non moins évident que la nation doit faire avec ampleur une politique familiale, si elle veut que le nombre lui rende demain la densité qu’elle a perdue. Mais la famille française, comme beaucoup d’autres institutions, est en visible décadence. »
Chacun de ces articles drus et nourris édifiait la charte du seul État français qui fût maintenant possible et que nous voulussions concevoir. Nous nous étions rencontrés plusieurs fois à des tables amies. J’avais trouvé un petit homme râblé, d’une cinquantaine d’années, au visage couturé et railleur, d’un calme qui contrastait avec sa faconde et son emportement d’écrivain, fort sûr de lui, connaissant bien son intelligence et son talent, n’ayant conservé de l’Université que le goût de la démonstration, plébéien d’allure (ce normalien est fils de gendarme), apparemment peu fait pour gagner la popularité. Ses convictions, devant autrui, se durcissaient, avec une pointe de sarcasme, au lieu de s’échauffer. Mais sans doute, de nous tous, personne n’avait plus profondément pensé la nécessité d’un national-socialisme français. C’était une raison plus que suffisante, sans qu’il fût besoin de s’interroger davantage sur sa personne, pour qu’on le comptât parmi les artisans indispensables d’une vraie révolution. Si cette révolution n’avait pas été encore dans les limbes, il aurait déjà dû siéger au Conseil des ministres, se voir tout au moins pourvu d’une mission officielle et d’importance.
* * *
Mais Déat, avec son Œuvre, venait de plier bagages et de regagner Paris. Une conjuration féroce s’était appliquée à lui rendre l’atmosphère de Vichy irrespirable.
Maurras surtout s’était signalé par une violence et une méchanceté insensées. Chacun des scandaleux numéros de l’ Action Française nous le montrait tel un vieux chat tombé dans une bouilloire, jurant et griffant, aussi insupportable que lamentable.
Il avait engagé une querelle furibonde sur le « marxisme » de Déat. C’était d’une déloyauté insigne, chacun sachant bien que Déat avait au contraire, l’un des premiers, coupé les ponts entre le socialisme juif et le socialisme français. C’était tenter une diversion funeste en faveur des vieux nantis, introduire dans des principes d’une utilité urgente une discussion de mots aussi fastidieuse et perfide que celles du Parlement défunt.
Mais il ne restait plus une once de raison dans cette tête qui avait été magistrale. L’auteur d ’Anthinéa était tout entier la proie d’une humeur délirante, d’une idée fixe : ignorer l’Allemand, et quelque prix que l’on dût payer cette attitude, se refuser à toute négociation.
Comme il n’était plus diplomatiquement possible d’exprimer en clair ces choses, Maurras se livrait à une gymnastique convulsive. Le vieil acrobate du sophisme avait chu dans son filet. Il se démenait là-dedans en hurlant, empaqueté dans ses pétitions de principes, ses cercles vicieux et ses amphibologies.
Je comprenais sa douleur. La victoire germanique était l’effondrement de son existence, de ce qu’il avait jugé capital dans sa doctrine, une source sans doute affreuse de chagrin. Il avait lutté cinquante années pour n’agiter que du vent, et l’étranger campait sur le sol de la patrie. Aucun coup ne pouvait frapper plus cruellement le germanophobe le plus passionné qui eût jamais vu le jour chez nous.
L’intérêt de la patrie commandait un effort non plus des muscles et du cœur, mais de l’intelligence, le seul instrument qui reste quand les armes sont rompues. C’était le vrai courage, la véritable difficulté à vaincre.
On ne demandait point à Maurras une telle abnégation, encore qu’il y eût beaucoup plus réellement manifesté son amour de la France qu’en s’abandonnant à des réflexes de vieille fille. On eût fort bien compris que, boudant pour toujours ce siècle amer, il allât prendre enfin à Martigues une retraite bien gagnée.
Mais il était odieux qu’il prétendît interdire à des
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