Les Décombres
Elle s’éternisait dans des études de prototypes et de modèles. Elle souffrait moins encore d’une absence de matériel que d’un matériel existant, mais mal approprié et hétéroclite. Ce matériel était soumis à l’incurie des commissions et des contrôleurs ignorant les conditions les plus élémentaires de la grande industrie. Il était abandonné aux hésitations et aux caprices d’états-majors sans doctrine, collectionnant des panoplies d’un peu de tout, à toutes fins utiles, n’osant pas pousser à fond la fabrication de leurs meilleurs engins, gaspillant leur temps et leur argent à entretenir ou retaper des vieilleries qui faisaient de nos arsenaux encombrés de gigantesques marchés aux puces.
Au mois de septembre 1939, l’armée française possédait certains échantillons d’une enviable qualité, tels ses quelques douzaines de chars lourds, ses quelques milliers de fusils à baïonnette rentrante, mais elle ne pouvait même plus, comme en 1914, fournir de lebels toute son infanterie. Dans un tel état, son premier devoir patriotique était de se refuser à entreprendre une guerre qu’elle ne pouvait en aucune façon mener à bien. Il ne se trouva pas un seul homme à trois, cinq ou sept étoiles, pontifiant dans son ministère ou siégeant dans son conseil suprême, qui soufflât mot de cette impuissance.
Ceux qui parlèrent n’eurent à la bouche que des gasconnades, que les autres confirmaient en se taisant. Tous ont commis alors, par mesquinerie ou par ignorance, le même crime contre la Patrie.
On l’a vu, selon les militaires, la guerre ayant été déclarée sans qu’on y fût prêt, on devait la préparer tout en la faisant, en se reposant sur la mansuétude des Allemands pour que cette guerre demeurât bénigne le plus longtemps possible. Des esprits bornés et troublés cherchaient ainsi à s’ouvrir une pitoyable échappatoire. Mais ce plan d’infortune ne reçut même pas un commencement d’exécution. L’armée paralysait avec sa mobilisation massive et fantaisiste la production française, sans savoir à quoi employer ses soldats. Un million et demi d’hommes fainéantaient dans des cloaques, en attendant d’encombrer de leur masse amorphe les routes de la défaite. Mais la plupart des usines fabriquaient encore moins de fusils, d’obus, de cartouches qu’avant-guerre.
J’ai raconté, trop longuement, mes infimes expériences du G. U. P. des Alpins. C’est peu de choses. Mais c’est un coin d’un spectacle qui fut partout semblable, d’une piteuse monotonie. La campagne de 1939-1940 aura été le G. U. P. à l’échelle de la France, Hurluret généralissime, La Chiasse major général et Flick surintendant. Il n’est pas un petit coin de cette cafouillade où l’esprit puisse se reposer sur une idée saine.
Le matériel était insuffisant, précaire. Pourtant, celui qu’on possédait ne fut même pas utilisé. Les Allemands découvrirent des quantités d’avions en caisse, voire prêts à voler, des parcs de chars neufs. (700 chars n’ayant jamais servi à Nevoy, près de Gien) ou des chars à qui ne manquaient plus que les tourelles, lesquelles existaient ailleurs. Dans le fouillis, le chassé-croisé, les jeux de cache-cache d’une désorganisation permanente, ramifiée en mille bureaux, jamais la culasse ne pouvait rejoindre le tube, l’obus le canon, le chargeur son fusil, la roue son véhicule. De nombreuses pièces étaient éparses aux mains d’imbéciles bien en peine de les assembler, ou qui ne s’y décidaient que pour construire des monstres.
Le dernier colporteur de village voiturait sa marchandise avec une bonne camionnette depuis vingt ans. Mais en France, au beau milieu du XX e siècle, l’armée était aussi embarrassée de ses bagages qu’un explorateur à travers la brousse africaine.
On s’était résigné à une guerre platement défensive pour concrétiser une politique d’offensive. Mais la moitié de notre frontière restait béante, et rien de sérieux ne fut tenté pour la mettre en état de défense. Dans ces positions aux trois quarts fictives, on ne s’était pas moins organisé comme pour un siège indéfini de l’Allemagne. On refaisait la guerre de tranchées de 1914, à cette simple différence près que les tranchées n’existaient que fort peu. Mais on avait accumulé derrière, sur une seule ligne, les trois quarts des munitions et des approvisionnements.
Au 10 mai 1940, la plus
Weitere Kostenlose Bücher