Les Décombres
généraux révoltés, en 1926, n’aient construit le marchepied sans lequel Salazar n’eût jamais pris le pouvoir.
Les meilleurs nationaux voulaient encore croire contre toute vraisemblance que l’armée demeurait la dernière institution française sur qui la démocratie n’ait pu mordre. De vieux mulets, qui n’arrivent pas à se dételer de leurs pataches démolies, essayent toujours de nous braire cette antienne, de nous proposer « l’armature militaire » comme le seul cadre qui ait résisté, l’unique support digne de nos espérances, et les sabres vichyssois comme « la nécessité bienfaisante ». Je suis un admirateur du sabre, j’aurais salué son règne avec joie. Mais les sabres de nos militaires sont des ferblanteries qui ne peuvent même plus servir de tournebroches. Pour Dieu ! qu’on rengaine ces accessoires clownesques. Les farces ont assez duré. Nous sommes maintenant édifiés, bien tard, mais pour un moment ! L’armée française est partie pour cette guerre en traînant le plus beau cas de gangrène démocratique que l’on ait peut-être diagnostiqué sur cette planète. Dans la valetaille du régime, les généraux et les prêtres ont pu se disputer la palme de la servilité.
Il est faux que l’armée française ait été vaincue avec honneur. L’imbécile et dangereuse gloriole dont ses galonnés veulent se prévaloir nous contraignent à le dire.
Quand on se nomme l’armée française, quand on a derrière soit Austerlitz et Douaumont, on n’est pas vaincue avec honneur en quarante jours de déroule informe, qui vous ont mené de Namur à Bordeaux, tandis que l’ennemi ramassait en se jouant deux millions de prisonniers. De même, lorsqu’on se nomme la Grande-Bretagne, on ne conserve pas l’honneur en perdant Singapour après six jours de combat.
Des hommes ont sauvé l’honneur pour eux, pour leurs fanions. Ce furent, chez les Anglais la brigade écossaise de Belgique, des Tommies isolés de la jungle malaise dont nous ne saurons jamais le nom. Ce furent chez nous par exemple les héros du 16 e bataillon de chasseurs à pied, infanterie martyre de la 3 e division cuirassée, ceux des groupes de reconnaissance, presque tous admirables, parce que dans la cavalerie, blaguée et du reste professionnellement piteuse, quelques vertus militaires étaient demeurées intactes, les marins de Dunkerque, les aspirants de Saumur au pont de Gennes, la 7 e division Nord-Africaine, les artilleurs de 75 qui plantaient leurs canons face à la ruée des chars. Je veux nommer au moins l’un d’eux, le chasseur Laniboire, en reconnaissance avec son capitaine et le chauffeur de celui-ci dans une voiture de tourisme qui tomba sur un avant-poste allemand. Le chauffeur et Laniboire, blessés mortellement à la première rafale de mitrailleuses, s’effondrèrent sur les sièges avant. Mais Laniboire, traversé de part en part, murmura en expirant à son officier qui du fond de la voiture se penchait sur lui : « Ne vous en faites pas mon capitaine. Empoignez le volant, filez. Je tiens mon pied sur le champignon ». Et il mourut ainsi, sauvant la vie de son chef.
D’autres, beaucoup d’autres sans doute, auraient sauvé au moins la face. Ils ne l’ont pas pu parce que l’armée ne l’a pas permis. L’honneur même de la nation française n’est presque plus en jeu, dépassé par les éléments. Celui du corps militaire de la République était engagé. Il n’en est pas revenu. C’est ce corps-là qu’un vrai patriote doit mettre impitoyablement en accusation, pour sauvegarder ce qui reste du prestige français.
On peut à peine dire que l’armée française ait été battue. Elle a été fessée, reconduite par l’oreille jusqu’à la Garonne. On peut s’évertuer à forger pour ces six semaines de fuite en troupeau des noms de bataille. Ils ne désignent rien. Il n’y a eu nulle part bataille, c’est-à-dire action concertée, lutte disputée, indécise. La bataille de 1940 a duré le temps qu’il fallait pour redescendre à pied des confins de la Hollande à ceux de la Gascogne, le temps qu’a mis l’adversaire pour pousser notre cohue devant soi.
J’aime qu’un modeste mitrailleur, qu’un chef de section ou de compagnie se flattent aujourd’hui encore de ce qu’ils ont fait, qu’ils disent : « Nous, nous les avons tenus, deux jours, trois, quatre jours ». Nous n’avons pas tant d’occasions d’être fiers. Mais il faut que ces
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