Les Décombres
auraient pu soutenir longuement l’assaut de l’ennemi. Mais on les fit presque tous sortir de leurs citadelles, on les lâcha en rase campagne, traînant vaille que vaille un matériel connu pour ne jamais quitter les créneaux. Ils attendirent ainsi, tournant en rond de forêt en forêt, que le cercle allemand fût définitivement bouclé autour d’eux, et capitulèrent sans avoir bien souvent lâché un coup de fusil.
Sur les Alpes, après quelques heures de tir, dans des secteurs essentiels, nos batteries ne possédaient plus un obus. Seules, quelques sections d’éclaireurs, quelques compagnies de chasseurs étaient décemment armées, en mesure de se défendre. La guerre eût duré cinq ou six jours encore, les Italiens descendaient jusqu’à Grenoble sans coup férir.
On a feint de chercher les coupables de cette aventure. Pendant que les juges entassaient leurs vains grimoires, les gens des chars accusaient les fantassins qui n’avaient pas tenu, les fantassins les gens des chars qui ne les avaient pas appuyés, les officiers la troupe, la troupe les officiers, les états-majors les combattants qui s’égaillaient au hasard, les combattants les états-majors qui ne commandaient rien.
Aucune de ces querelles ne va au fait. La cause majeure de notre désastre est dans l’identification de notre armée avec notre régime {22} . La République détestait l’armée, en qui elle voyait l’ennemi de l’intérieur, infiniment plus dangereux à ses yeux que l’étranger. Elle s’appliqua à l’affaiblir, à la discréditer, tout en la domestiquant. Elle n’y réussit que trop bien. L’armée se laissa faire docilement. À chacun de ses succès, la République se hâta de la rejeter dans sa condition de galeuse indésirable et mal payée. Après 1870, notre armée était parvenue à une assez belle résurrection. La République la démolit alors par l’affaire Dreyfus, en dépêchant à son ministère ses plus tortueux politiciens. En 1919, l’armée, grâce à ses poilus, ruisselait de gloire. Le régime lui tourna le dos, l’accabla d’avanies, lui marchanda le plus modeste panache.
L’armée ne réagit pas, se fit plus inerte à mesure que le poison la gagnait. Le silence fameux de la Grande Muette, après avoir été celui de la discipline, ne fut bientôt plus que le symptôme d’un énorme abrutissement.
Le régime voulait une armée qui ne se permît aucun jugement, aucune pensée politiques. Il fut obéi à souhait. Mais à s’entretenir dans une pareille passivité, on devient bientôt inapte à penser, à trancher quoi que ce soit, et d’abord les propres affaires de son métier. Le régime décadent eut une armée à son image. Il ne pouvait en être autrement, sinon le régime eût vécu. Quand la ressemblance fut en tout point parfaite, la démocratie fourbue s’avisa soudain que l’armée lui était indispensable, et, moribonde, elle chargea cette autre moribonde d’accomplir ses desseins. Dès lors, juin 1940 était inscrit dans notre histoire.
Mais cette vue générale ne nous dispense point de descendre aux responsabilités particulières. La fatalité sociale n’existe pas. Elle est constituée par une accumulation de fautes individuelles. C’est pour l’armée surtout qu’il est nécessaire d’établir et de graduer le réquisitoire, en partant des plus petits pour monter aux plus hauts.
Le soldat n’a pas toujours été innocent. Plus d’une fois, il a rompu le combat à la première heure, quand il aurait pu le continuer jusqu’au soir. Assurément, on ne pouvait plus attendre du citoyen judaïsé, crétinisé, amolli de 1940, ne comprenant pas un mot au sens de cette bataille, fort surpris bien souvent qu’il y eût dans cette guerre une bataille et de cette violence, on ne pouvait attendre de lui la sublime ténacité du citoyen de Verdun. Mais à Verdun, le poilu français était pratiquement à égalité de forces, tout au moins de méthodes avec l’adversaire. Ce n’était plus le cas en 1940. On ne peut juger du courage d’un homme qui a les mains liées devant un cheval emballé, qui voit son pistolet vide quand on attaque sa maison, même s’il détale à toutes jambes. Si le joueur d’échecs devient idiot dira-t-on que les pions ont perdu la partie ?
Je n’ai pas été tendre, au cours de ce livre, pour maints officiers de cette guerre. Ce n’est pas ma faute s’ils se sont trouvés tels que je l’ai dit. Il serait grotesque de se
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