Les Décombres
braves voient plus loin que leur créneau, leur fortin, leur batterie, qu’ils se rappellent combien de temps leur résistance a duré, qu’ils se représentent le panorama entier de la débâcle, pour bien apprécier ceux qui nous ont menés là.
J’ai recueilli de la bouche d’hommes que je connais bien, de nombreux témoignages, sur trente, quarante unités, grandes et petites, des unités de combat, qui ont eu l’épreuve du feu, le 1 e , le 224 e , le 237 e d’infanterie, la 5 e division tout entière, la 27 e , le 445 e pionniers, le 7 e bataillon de mitrailleurs, le 13 e dragons portés, les chasseurs pyrénéens, le 8 e tirailleurs sénégalais, le 194 e d’artillerie, bien d’autres encore qu’il serait fastidieux d’énumérer. J’ai eu des récits sur ce qui se passa à Dinant, à Sedan, à Montcornet, à Longwy, à Dunkerque, sur la Somme, l’Oise, l’Aisne, la Marne, la Loire, à Neuf-Brisach, à Giromagny, à Besançon, et sur ces escarmouches de la dernière heure, devant Chambéry, Romans, Voreppe, Andance, que les communiqués de Weygand gonflaient en faits d’armes, comme si l’on eût voulu prétendre que les Allemands s’arrêtaient où nous l’avions décidé, et que l’on eût déjà préparé la mystification permanente des militaires vichyssois.
De tous ces régiments et ces lieux épars, les souvenirs rapportés sont les mêmes : blockhaus inachevés dans des secteurs où les pionniers ont passé huit-mois à couper du bois de chauffage, n’ont jamais donné un coup de pioche, positions-clés fortifiées et armées à outrance, mais inoffensives comme si elles eussent tiré des balles en bois parce que leurs plans de feu étaient établis de travers, unités lancées dans le combat avec deux chargeurs de cartouches par homme, artilleurs des lignes servant des canons octogénaires, fantassins armés de fusils Gras, bataillons de chars pourvus en essence mais sans obus, autres chars regorgeant de munitions mais sans essence, puis, après le 5 juin, des compagnies envoyées au-devant des blindés avec un fusil pour trois hommes, les gendarmes mués en chefs d’état-major et chargés d’aiguiller les divisions.
On ne saurait tolérer la fable d’une défaite technique où la valeur des chefs, trahis par leur outil, demeurerait hors de question.
Les nationaux français ne peuvent plus accepter cette thèse puérile qui voudrait que l’armée eût été la noble et innocente victime du méchant régime acharné à lui nuire, la dépouillant, la saignant, pour la commettre à la fin, pauvre, nue, faible, et pure à la défense de notre sol. L’armée était-elle donc semblable à un bébé, pour se laisser chiper comme des soldats de plomb ou un pistolet à bouchon son Deuxième Bureau, son artillerie lourde, ses officiers, ses conscrits, ses avions, ses chars, et pleurnicher ensuite qu’on n’était pas gentil avec elle ? Ses ennemis, certes, qui lui mentaient, lui refusaient les hommes et les écus, furent au plus haut degré les ennemis de la France. Mais l’armée possédait mieux que personne le pouvoir de leur imposer respect, d’ordonner, d’exiger. Elle ne le fit pas. Il est inutile d’entrer dans les détails et les circonstances. Il n’y a pas de détails et de circonstances quand le salut de la patrie est en jeu. Rien ne fut plus lamentablement comique que ces tournois de presse et d’hémicycles, où d’honnêtes civils, ne sachant pas distinguer un lance-grenades d’une seringue, rompaient parapluies et stylos contre les ministères désarmeurs, saboteurs de cadres, de forteresses et d’usines, tandis que l’armée, indifférente à ce vacarme, vaquait en toute sérénité d’âme à ses corvées de patates.
Quand un lion souffre qu’on lui rogne les dents et les ongles sans même froncer le nez, ce n’est plus un lion, mais une descente de lit, promise aux injures du pot de chambre. Ce qui est arrivé.
S’il est vrai que la démocratie, par son imprévoyance, ses utopies politiques, son horreur des uniformes, ses grèves, sa gabegie administrative et financière, servit bien mal l’armée, celle-ci fut à peine moins coupable de n’avoir pas su exiger. Puis, tous les calculs faits, on constate qu’elle eut des crédits imposants. Elle ne sut en faire qu’un médiocre usage. Aux lacunes, aux désordres, aux retards de la République, elle ajouta, les lacunes, les désordres et les retards de son cru, pires encore.
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