Les Décombres
figurer que je cherche à recommencer les campagnes des « têtes cerclées » et des « gueules de vache ». Un sur deux de mes meilleurs amis a été officier dans cette guerre. J’ai moi-même cherché à l’être. Je n’étais deuxième classe que par hasard, parce qu’il m’a manqué cinq kilos à vingt ans.
Les officiers, pour la plupart, ont été impuissants malgré eux. Les officiers de réserve étaient choisis dans la classe la plus avachie. Ils en ont reflété la sottise, la muflerie, les instincts épiciers, ils avaient son ramollissement corporel, sa gourmandise (trop de tripes, dit à bon droit un de mes amis, capitaine de métier). C’est le procès de la bourgeoisie. Mais il ne s’agit pas seulement de cela.
Le galon, quand on l’a recherché ou accepté, crée des devoirs fort bien connus : se soucier de ses hommes, leur donner l’exemple, être à leur tête. Quand l’officier a laissé se pourrir physiquement et moralement ses hommes, en se gobergeant lui-même, en suivant passivement la pente de la routine, sans savoir prononcer le mot utile, se pencher sur la gamelle, vivre au moins l’existence de sa troupe s’il ne pouvait mieux ; quand l’officier a été à la tête de ses hommes… trois cents kilomètres plus bas qu’eux vers le sud, quand à la fin tout le monde s’est retrouvé pêle-mêle sur la Gironde et la Dordogne, l’officier n’a pas été dans cette débâcle un bel innocent.
Je suis tout prêt à croire qu’il n’y a pas eu plus d’un officier sur dix pour se renier ainsi. Mais cela fait encore un total consternant. Il n’y a point à parler d’une « rumeur infâme ». Nous sommes devant une réalité qui sera couchée dans notre histoire. Il n’est guère de soldat, sauf dans quelques unités d’élite, qui n’en ait été au moins une fois le témoin.
Mais il faut remonter surtout au cerveau et aux puissances de l’armée française : les états-majors, les grands bureaux, les officiers supérieurs. Nous avons vu défiler quelque temps devant la Cour de Riom un certain nombre d’étoilés poivre et sel, coupants, avantageux ou gâteux. Tout Français de bon sens s’étonnait de ne point voir derrière eux deux gardes mobiles. Mais ces messieurs étaient cités respectueusement comme témoins. Invention admirable ! Dans le même esprit, il fallait citer Zay, Vincent Auriol, Jules Moch comme témoins à charge contre le ministère Blum. Chacun de ces généraux-témoins se déclara ravi de ce qu’il avait fait. Le général des Ardennes avait très bien fortifié les Ardennes. Le général des Alpes avait très bien fortifié les Alpes. Nous avons contemplé une exposition de chefs-d’œuvre militaires. La guerre a été perdue par une entité.
Il n’y a pas d’entités dans l’art de la guerre – ou plutôt l’entité est faite de ces hommes-là. Si l’armée française avait eu de vrais chefs et de vraies têtes, les officiers de réserve n’auraient pas pris du grade pour les permis de chemin de fer, ils n’auraient pas coulé leurs périodes au bordel ou à table, ils auraient reçu des missions, étudié, trotté, trimé. Si l’armée n’avait pas été conduite par de vieux chevaux de brancards aveugles et sourds, elle n’aurait pas été stupéfiée par les bombardements en piqué, que depuis la guerre d’Espagne cent journalistes avaient décrits ; elle aurait possédé en temps opportun sa direction des armes blindées, elle aurait su en huit mois, après la leçon de la Pologne, grouper ses chars de combat en grandes unités. Elle aurait trié, encadré – elle en avait plus que le temps – soixante divisions d’élite, au lieu d’éparpiller ses meilleurs éléments dans une masse aussi médiocre qu’énorme. Les réservistes n’auraient pas été « moines, manquant d’entrain {23} », si les généraux et leurs subalternes avaient su les reprendre en mains, les extraire de leur crotte, de leur pernod, de leur cafard, les employer à quelque travail qui eût un sens.
Ma parole ! ces messieurs du métier voudraient nous faire avaler que la guerre a été perdue par les civils, qu’ils ne furent fichus ni d’équiper, ni d’instruire, ni de grouper, ni de commander. La démocratie, c’est entendu, leur avait fourni un matériel humain fort peu reluisant, mais qui tenait encore debout. Après huit mois passés dans leurs pattes, ce matériel était pratiquement hors d’usage.
Il faut
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