Les Décombres
vraisemblable, plus conforme à ce qu’on sait de l’homme. Dans l’effroyable équipe des fossoyeurs de la France, il faudra distinguer, non pour la justice, qui n’a à juger que des actes en telle matière, mais pour la clarté de l’histoire, les froides canailles, acoquinées à un régime condamné parce qu’elles avaient installé sur lui toutes leurs ambitions et toutes leurs richesses, et les crédules, les faibles, les redondants, non moins répugnants du reste.
Daladier paraît bien avoir été de ceux-là. Les professeurs de son genre, nés dans la plèbe, nourris parmi les dévots du sectarisme sorbonnard, avaient la religiosité de 89 au fond du ventre. Quand Daladier proférait : « La France, fermement attachée à l’idéal démocratique… », c’était à la fois phraséologie et croyance. Daladier, modeste « président » à la majorité incertaine, venait de savourer à Munich les mêmes honneurs que deux fameux chefs de peuple, mais qui étaient aussi les deux grands épouvantails de toutes les démocraties. Et il avait traité avec eux, dépecé avec eux une démocratie sœur, celle de Benès, cet autre professeur républicain. Il pouvait bien se sentir flatté de tant de pompe et horriblement inquiet de la rumeur publique, tel un Homais qui vient d’être reçu par l’évêque. Comme tous les ministres de la démocratie française, – il vivait en vase clos, beaucoup plus isolé du peuple que n’importe quel monarque absolu de jadis, parmi des politiciens enfermés dans les abstractions et les calculs de leur bizarre métier, tous en sécurité derrière leurs privilèges, et pour qui un déplacement de voix représentait un dommage bien plus grand qu’une guerre. Daladier ne savait pas jusqu’où pouvait aller le goût de la paix chez de simples citoyens.
Je le vis le soir même, montant vers le Soldat Inconnu à la tête du cortège des Anciens Combattants. Tout le long des Champs-Élysées, une foule immense criait : « Vive Daladier ! » Le soleil couchant resplendissait devant ses yeux. Derrière sa tête frissonnaient des milliers de drapeaux. Sur sa trogne épaisse et triste, maintenant rassurée, apparaissait un vulgaire soulagement. Mais l’échine basse, les épaules de biais, le dos rond, le pas veule portaient encore tous les stigmates de sa peur.
La foule chantait la Marseillaise. Elle ne savait pas d’autre hymne :
Aux Armes, citoyens…
Refrain assez cocasse pour ce jour où l’on rengainait le sabre ! Mais six mois plus tôt, sur cette même avenue, la Marseillaise était séditieuse : on célébrait aussi son retour.
Quand Daladier, après la minute de silence, quitta le tombeau du Soldat, de l’Étoile à la Concorde, une ovation gigantesque monta jusqu’à lui.
Je ne chantais pas, je n’applaudissais pas. Je me raidissais contre le frémissement contagieux de cette vaste chanson, de ces houles de ferveur et d’allégresse courant dans une glorieuse lumière. La fête était trop belle pour son héros.
Porté par une telle apothéose, n’importe quel homme d’un peu de mérite se fût senti capable de tout. Daladier n’était capable de rien. Ce triomphe ne pouvait le grandir. Il ne le comprenait pas plus qu’il ne le méritait. On se réjouissait en acclamant son nom d’avoir évité l’abîme. Mais c’était Daladier qui nous avait fait rouler sur la pente, et qui fût descendu avec nous jusqu’au fond si une vigoureuse main ne l’avait pas retenu par ses grègues. Si une pareille foule avait tout pu connaître et raisonner, elle n’eût pas célébré avec moins d’ardeur la fin de sa mortelle angoisse, mais en huant celui à qui elle la devait.
Un pays ne sort pas indemne d’aussi terribles ébranlements. De telles secousses réclament un traitement énergique et sage. Il eût fallu à la France un autre médecin qu’un des auteurs de l’attentat où elle venait de frôler la mort. L’homme qui, par sa faiblesse, avait rendu Munich nécessaire, aurait dû en bonne justice et bonne logique disparaître du pouvoir dans l’heure de son retour. Ce maître dérisoire restait en place. Les lézardes profondes, creusées par ce mois de septembre dans l’esprit de la nation, ne seraient pas réparées. La poussée d’enthousiasme du 30 septembre serait sans lendemain.
* * *
Munich, vu de 1942, apparaît comme la répétition générale de septembre 1939. Le parti de la guerre venait de faire de ses forces et des
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