Les Décombres
j’arrivais à l’imprimerie fort résolu. Notre secrétaire de rédaction, André Page, lieutenant de réserve, m’y rejoignait bientôt, à peu près convaincu qu’il venait passer là ses dernières heures de vie civile, mais ne se départant point pour si peu de son habituelle placidité. Notre chef d’atelier, Louis Mora, sûr ami politique, et vrai collaborateur du journal, n’avait pas non plus froid aux yeux, et se multipliait avec ardeur autour des « formes ».
Nous confectionnâmes à nous trois un étrange Je Suis Partout, hurlant et claquant comme un manifeste, une affiche plutôt qu’un journal, tout en titres et en placards, que je fabriquais posément, en pesant bien chaque mot pour être sûr de choisir le plus percutant. Je me trouvais enfin maître de tout dire avec une brutale simplicité. Rien ne me paraissait plus utile. Je ne m’en privais pas.
Le titre de la « une » criait sur six colonnes : « Le vrai patriotisme, c’est de s’opposer au suicide de la France ». À la « deux », on lisait ce petit raccourci de la situation, assez éloquent pour avoir encore retenu dix-huit mois plus tard l’attention de la police française :
— Qui tirera le premier coup de canon sur la frontière franco-allemande ?
Ce ne sera pas Hitler.
Nous alors ?
Pouvons-nous nous charger de ce crime ?
Dans un pays sain et honnêtement enseigné, le dernier balayeur n’aurait pas dit autrement. C’est – malheureusement – un insigne honneur pour un journaliste que d’avoir osé écrire ces lapalissades à Paris dans la matinée du 28 septembre 1938.
Je dressais aussi un vaste tableau d’honneur du parti de la paix. Nous n’avions certainement jamais imprimé encore quelque chose de plus singulier. Que la droite française n’eût pas mieux su dire « non » à la guerre qu’aux Juifs ou qu’à la faillite marxiste, qu’elle eût encore flanché en prétextant un grave cas de conscience, cela ne pouvait plus nous surprendre. Mais c’était bien la première fois que nous voyions réunis pour la défense de la même cause des réactionnaires de l’Académie et la fédération rouge des postiers, les factieux de Je Suis Partout et d’anciens ministres du 6 février ou du Front Populaire, Maurras faisant cortège avec le marxiste Paul Faure, le fusilleur Mistler, le briandiste Déat, et Gaston Jèze, l’enragé des sanctions, démontrant du plus haut de sa chaire doctorale que nous étions en droit quittes avec la Tchéquie.
Nous n’avions reçu aucun secours des conservateurs confits dans leurs poncifs et leur peur des mots nets. Encore bien beau lorsqu’ils ne venaient pas se mettre en travers de notre campagne, tel ce vieux cheval de trompette Louis Marin, qu’on essayait de rattraper, galopant sur le sentier de la guerre au cul du dragon Kerillis. Pour le sieur de La Rocque, il fallait se féliciter qu’il s’en fût tenu à des vasouillages qui ne pouvaient être ni pour ni contre, puisqu’ils ne signifiaient exactement rien, genre où le Colonel était du reste imbattable. La gauche aryenne, en somme, se tenait beaucoup mieux. Nous avions trouvé chez elle plus de nerfs, de bon sens, d’esprit politique et de franchise. Son vieux fonds pacifiste et antimilitariste offrait dans ce danger des ressources autrement solides que le conformisme des familles où l’on fait les Jésuites et les Saint-Cyriens.
Gaxotte, dans un article émouvant en même temps qu’impitoyable, où il se soulageait de l’imbécile contrainte de Fayard, jurait que plus rien n’existerait des querelles de clans ou de doctrines, que plus rien ne compterait pour nous, hormis le parti de la guerre et le parti de la paix. Si grave que fût l’heure, je trouvais que c’était là un bien gros chèque tiré sur l’avenir, à tout le moins un de ces mouvements du cœur dont on ne manque jamais de sourire un peu plus tard. J’avais retrouvé toute ma tête, et je n’en étais pas peu fier.
L ’Œuvre, de son côté, dans un mouvement semblable, écrivait en manchette : « L’ouvrier de la onzième heure, quel qu’il soit, quelle reconnaissance éternelle on lui devra ! »
Pour tout dire, nous n’aurions pas été très loin d’absoudre un peu Blum lui-même, si nous n’avions trop bien su la male peur qui l’assagissait. Nous avions cependant retenu son témoignage. Blum venait à l’appui de Je Suis Partout.
Un de nos dessinateurs, le fidèle et brave
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