Les Décombres
vapeurs de plomb.
Maurras avait habité pendant de nombreuses années rue de Verneuil, jusqu’à ce que le déluge des livres et des papiers eût envahi même son lit. Il avait mis ce capharnaüm sous verrous et émigré rue de Bourgogne. Sa porte y était consignée à tout visiteur. Quelques messagers, pour qui il fallait cependant qu’elle s’entrouvrît, rapportaient des descriptions effarantes. On se frayait accès jusqu’au Maître entre des tranchées de bouquins et de dossiers entassés du parquet au plafond, on piétinait une litière de papiers. La découverte d’un document parmi ces stratifications relevait de la géologie.
On ne s’étonnait plus depuis longtemps, dans les restaurants du VII e arrondissement, de voir vers les quatre heures de l’après-midi, Maurras arriver en coup de vent, la canne agressive et chargé de journaux comme un camelot. Il s’installait pour déjeuner au milieu de la salle déserte et s’étonnait violemment de voir biffés sur la carte les meilleurs plats de midi. Puis il plongeait de nouveau dans de mystérieuses besognes. À sept ou huit heures, rue du Boccador, il reprenait enfin le cycle de ses singulières journées.
Que de fois, pendant onze ans, ai-je entendu rabâcher le compte de ce que les fameux retards de Maurras coûtaient au journal ! Sans parler du manque à gagner, l’addition, en plomb, en heures d’ouvriers, en pénalités des messageries Hachette, se chiffrait au bas mot à trois mille francs par nuit. Maurras n’acceptait qu’un salaire de petit reporter. Mais il coûtait bon an mal an un million, ce fameux million del ’Action Française, éternellement quémandé, toujours obtenu, tout de suite fondu. Maurras, depuis longtemps déjà, se réservait le soin exclusif de quêter ces oboles, froidement élevées à la hauteur du premier des devoirs nationaux.
S’il ne se fût agi que du million ! Maisl ’Action Française, ratant une fois sur deux les courriers de province, parvenant souvent à midi aux kiosques des boulevards, et le soir, quand ce n’était pas le lendemain à ses abonnés d’Auteuil ou de Montparnasse, était devenue un journal fantôme. À dix reprises, pour l’affaire Philippe Daudet, pour le 6 février, pour les sanctions italiennes, pour les grèves de Blum, elle avait connu d’extraordinaires coups de fortune, quintuplant, sextuplant son tirage sur la lancée d’une vigoureuse campagne, débitant brusquement cinq cent mille numéros. Chaque fois, l’incorrigible manie de Maurras avait rompu son élan, l’avait fait retomber à ses fatidiques soixante mille exemplaires. J’ajoute que dans un journal de deux ou de trois feuilles, l’énorme superficie accaparée par Maurras ne laissait à peu près aucune place pour une pâture plus accessible, pour des projets capables de nous gagner des lecteurs hors de notre cercle de férus et d’habitués. C’était la condamnation de tout effort et du parti lui-même.
Les familiers de Maurras se sont interrogés bien souvent sur les causes possibles d’un pareil errement. Ceux qui l’ont le mieux connu ont toujours conclu pour son orgueil. Maurras était très vivement pénétré de son génie, et d’un non moins juste mépris pour l’ensemble du troupeau humain. Il n’a jamais eu de foi que dans la puissance de ses idées.
Il a tout soumis autour de lui aux singulières conditions de leur épanouissement. Il fallait à tel grand créateur des robes de chambre en soie, un décor de satin pour écrire à son aise, à celui-ci, des flots de café, à celui-là le lit, des volets clos, une chambre tapissée de liège. Maurras, lui, avait gardé comme maints écrivains de vieux plis d’étudiant, renforcés par les mœurs du journalisme, par les horaires imprévus que l’on adopte si volontiers dans ce métier. Il éprouvait cette répugnance devant la page blanche que connaissent la plupart des esclaves de la plume, qui vous fait remettre le labeur inévitable jusqu’à l’instant où l’on est pressuré par la nécessité. Il affectionnait la nuit qui favorise et accélère chez tant de complexions le travail de l’esprit. Il n’avait jamais consenti le moindre sacrifice à ces commodités de sa pensée.
Pour l’élaboration d’une œuvre purement personnelle, cette intransigeance eût été magnifique. Nous étions nombreux, sachant tout ce qu’elle entraînait, à ne pouvoir nous empêcher d’admirer cette vie de bohème septuagénaire, tout
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