Les Décombres
perçants, couleur d’eau de mer, il regardait la pendule. À ce moment, tout le papier imprimé de Paris roulait vers les gares ou vers les portes dans les camions d’Hachette. Maurras daignait s’atteler enfin à son article quotidien.
J’admirais chaque fois, avec la même surprise, cet instant-là. Comme des servantes fidèles veillant sur le repos de leur maître, guettant son premier geste, toutes les pensées du vieillard prodigieux étaient rassemblées, alertes et innombrables, dans la seconde où il sortait du sommeil le plus épais [accablé].
Sa main nouée sur un porte-plume de deux sous galopait et volait, mais si rapide fût-elle, elle était aussitôt devancée par le flot des arguments. Dès le deuxième feuillet, elle ne traçait plus que des arabesques hautaines et mystérieuses. Et il y avait ainsi, zébrées d’éclairs, sabrées de paraphes qui voulaient dire ou bien France ou bien tartine, des soixante-dix et des quatre-vingts pages arrachées une à une à un cahier d’écolier.
Un cryptologue attitré, sexagénaire se prévalant d’un titre de « chevalier », se faisant la tête d’Henri IV sur une blouse grise, suprêmement vain de son talent d’expert en hiéroglyphes maurrassiens, le seul qui eût jamais logé dans sa cervelle, se penchait longuement sur ce majestueux rébus et le dictait mot à mot au meilleur de nos linotypistes.
Vers les trois heures du matin, cette opération infernale aboutissait à une douzaine de colonnes de plomb.
Alors commençait le grand drame des corrections. Selon un immuable rite, on alignait sur le « marbre » une lampe, un encrier, une rame de papier blanc. Maurras se plantait debout devant cette écritoire improvisée, entouré de ses épreuves, et bouleversait à la Balzac son premier jet, renversant les paragraphes, rajoutant, biffant, jurant et trépignant à chaque coquille. Cette seconde version, à peine remise au net, subissait incontinent le même sort. Trois, quatre séries d’épreuves n’épuisaient pas toujours son génie de la rature.
Depuis longtemps, les clicheurs, les rotativistes, les chauffeurs des messageries ronflaient dans tous les coins d’un sommeil d’autant plus serein qu’on le leur payait au double tarif nocturne.
Vers cinq heures enfin, Maurras abandonnait à regret sa prose, qu’il venait le plus souvent de ramener à sa première version. Il remontait, d’un pas à peine un peu plus lourd, son escalier aux murs étoilés d’encre, salis de graffiti. Il regagnait son bureau, antre méphitique qu’obstruait aux trois quarts le sommeil affalé de Pujo. Il se mettait alors à paperasser indéfiniment dans les sept ou huit mètres cubes de brochures écornées, de revues noires de poussière, de journaux jaunis, de gigantesques enveloppes surtout, bourrées de notes, de vieilles lettres, de coupures, qui faisaient sur sa table un énorme rempart, lui laissant à peine un étroit créneau pour poser son cahier et sa main, qui assiégeaient les tables voisines, grimpaient en piles branlantes vers le plafond. Une de ces montagnes s’effondrait, l’avalanche frôlait Pujo qui grognait sourdement dans sa barbe. Maurras sacrait, hurlait à l’aide, retrouvait enfin dans la poche de son vieux veston noir le bout de papier convoité. Il se calmait, cisaillait les franges de ses manches élimées, repartait à la recherche d’une strophe de Raymond de La Tailhède ou de Moréas, bâillait un peu, puis s’attaquait à sa correspondance : vingt, trente, quarante lettres, le plus souvent de vrais plis, d’un formidable volume, et dont les destinataires médusés ou affolés battraient Paris pendant des jours, à la recherche d’un traducteur, déchiffrant deux lignes avec le secours d’un initié, trois adjectifs avec l’aide d’un autre et quelquefois rien du tout.
Pujo commençait enfin à s’ébrouer sur son siège, se frottait les yeux, repiquait un somme, se réveillait pour de bon, entreprenait à son tour quelque lettre, griffonnait dix mots, en biffait cinq, entrait devant les cinq autres dans une inextricable méditation, puis, de guerre lasse, hélait le chauffeur et s’allait fourrer dans ses draps jusqu’au soir.
Aux environs de sept heures, dans ses jours d’avance, le plus souvent à huit, quelquefois à dix ou onze, Maurras levait à son tour le camp et partait se coucher, le pied vif et l’œil net, après cette nuit de veille dans une immonde canfouine empoisonnée par les
Weitere Kostenlose Bücher