Les Décombres
le Boul’ Mich pour réclamer la tête d’un maçon sorbonnard, quand dans les villages d’Alsace le tambour municipal lui-même annonçait les réunions de ses sections.
Elle effrayait la République. Mais elle avait commencé à la rassurer en la laissant tuer ses hommes sans riposter. Beaucoup de ses anciens fidèles désabusés faisaient avec raison dater sa décadence du jour où la fille Berthon avait pu assassiner dans la maison même Plateau, un de ses meilleurs chefs, sans être pendue cinq minutes plus tard à un balcon. Lucien Dubech, disait l’histoire, détourna le revolver d’un camelot qui allait abattre la meurtrière, en criant : « Il faut que l’on sache, il faut qu’elle soit jugée. » Toujours la peur du sang chez ceux qui ne pouvaient vaincre que par le sang, toujours cette absurde religion du droit. Les nationaux, incapables de faire occire convenablement un vulgaire espion à trois galons n’avaient pas eu assez d’une affaire Dreyfus. Il leur en fallait à la douzaine. Ils ne semblaient pouvoir vivre, tels de vieux Bridoye, que de ces juridiques et interminables duperies. Le régime devait les leur fournir généreusement : après l’affaire de la Berthon, l’affaire Philippe Daudet. Après Philippe Daudet, la rue Damrémont, après la rue Damrémont, Jean Guiraud. Puis le 6 Février, puis le procès La Rocque. Aux coups de pistolet, aux mitraillades, jamais d’autre riposte que les papiers bleus et les plaintes contre inconnu. Des exploits d’huissiers pour venger quarante cadavres !
L ’Action Française, avec ses doctrines hardies et inédites, son royalisme, ses menaces, ses prophéties, jouissait presque du mystère d’une société occulte. Elle avait eu l’étrange fantaisie de vouloir faire élire des parlementaires à elle sur un programme qui réclamait la fin des Parlements, la folle légèreté d’attaquer ainsi la démocratie sur le terrain où celle-ci était vraiment imbattable, qu’elle minait, sapait, où elle manœuvrait à son gré.
L’équipée électorale de 1924 n’avait pas seulement coûté àl ’Action Française un piteux échec, mais surtout son secret. Elle pouvait bien organiser maintenant des défilés et des rassemblements, en multipliant généreusement ces foules pour son compte rendu du lendemain matin : la République avait fait dans les urnes le recensement précis de ses fidèles. Bien peu de monde, en somme, pour tant de bruit et d’ambitions. On réduirait ces agités sans peine. Il ne restait plus qu’à choisir le bon moyen.
Deux ans plus tard, sur la requête de Briand, le démagogue à tiare Ratti, dit Pie XI, jetait surl ’Action Française son interdit, lui arrachant la moitié de ses ressources et de ses lecteurs.
Le siège de ses bureaux en 1927, pour l’arrestation de Léon Daudet, les encriers jetés à la tête des flics, les comités directeurs palabrant avec le préfet de police du haut du troisième étage, n’avaient été qu’une cacade, selon le vocabulaire même du héros de l’aventure, l’investissement de Tarascon et le brave capitaine Bravida chef de la « résistengce ».
L’évasion de Daudet, quelques mois plus tard, était sans doute une excellente farce, mais qui ne compensait point une telle ignominie, un père jeté en prison pour avoir voulu démasquer les assassins de son fils.
* * *
Au début de 1939, Jacques Bainville, que toute son intelligence avait conduit à écrire une Histoire de la Troisième République sans un seul mot de la question juive, était mort depuis déjà trois ans. Le cher Léon Daudet avait eu encore bien du talent pour peindre Victor Hugo retroussant ses jolies bonnes, et faute de mieux, tromper ses vieilles envies en pelotant amoureusement ses mots. Mais Daudet affaissé et désabusé ne comptait plus. Jacques Delebecque, esprit très fin et très libre, le savoureux et si raisonnable colonel Larpent, tous deux hommes d’un vaste savoir, mais revenus de tout, avaient résigné depuis longtemps leur rôle actif. L’ Action Française tout entière reposait sur Maurras. Ce qu’elle était devenue, ce qui s’y faisait chaque jour n’était plus intelligible que par lui.
La survie du journal, le crédit qu’il pouvait encore posséder tenaient uniquement au génie du vieux lutteur, à son ardeur intacte, à l’intrépidité de sa pensée, à son infatigable dialectique.
Mais chaque jour aussi il détruisait de ses mains cette création de toute
Weitere Kostenlose Bücher