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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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son existence, et voici comment il s’y prenait. Sur ce cas singulier, quelques détails précis sont nécessaires.
    Chaque soir, Maurras arrivait vers sept heures à son bureau de la rue du Boccador, vaste et orné à profusion de moulages et de photographies de sculptures grecques, de portraits dédicacés, Barrès, la famille royale, Mussolini en place d’honneur, d’une foule de sous-verres saugrenus et naïfs d’on ne savait quels admirateurs, bibelots de foire, poupées-fétiches, images de première communion, petits lapins de porcelaine.
    Haut, massif, plein de barbe, trottinant sur de grandes jambes molles, Maurice Pujo, le rédacteur en chef, qui rythmait sa vie sur celle de Maurras, l’avait précédé de quelques minutes au plus. Pujo, qui sortait de son lit, ne tardait du reste pas à s’offrir, dans la quiétude de son cabinet, un petit acompte de sommeil.
    Maurras s’enfermait avec des visiteurs variés. C’étaient avant tout, comme on l’affirmait dans les journaux à échos de la gauche, des escouades de douairières qui possédaient un véritable abonnement à ces séances, des marquises de répertoire comme on n’imaginait plus qu’il pût en exister encore, ou de ces vieilles timbrées, emplumées et peintes comme des aras, qui rôderont toujours autour des littérateurs académisables. L’une des plus notoires des « jeunes filles » royalistes, pucelle de cinquante-cinq ans au cuir boucané et moustachu, qui se nommait M lle  de Montdragon ou quelque chose de ce genre, était venue dire au Maître dans les débuts du Front populaire : « Les communistes préparent un grand coup. Ils ont des dépôts d’armes dans beaucoup de maisons. Ils les ont désignés en dessinant sur les portes des pistolets. Voyez, j’en ai pris le modèle. » Et elle exhiba, soigneusement relevé par sa vertueuse main, un superbe et classique braquemart de murailles, assorti de ses pendentifs. Je peux faire certifier l’anecdote par dix témoins à qui la demoiselle avait d’abord confié sa terrible découverte.
    Maurras, harcelé par les besognes d’un parti et d’un quotidien, commençant ses journées avec un retard invraisemblable, perdait ainsi deux heures et parfois plus à recueillir gravement les ragots de salons du Faubourg Saint-Germain qui sentaient déjà le moisi sous Louis-Philippe, des caquets d’antiques folles d’une indiscrétion éhontée, quêtant l’avis du prince de la raison sur les opinions politiques du nouveau vicaire de Saint-François-Xavier, révélant la fâcheuse pente libérale que prenait telle comtesse, et dont les voix perçantes de cacatoès parlant à un sourd retentissaient jusqu’à l’autre bout de la maison.
    Pendant ce temps, l’infortuné rédacteur chargé de soumettre à Maurras copies ou suggestions pour le numéro du jour, droguait devant sa porte en songeant aux imprécations du metteur en page qui l’accueilleraient à l’imprimerie. Il n’était pas rare qu’une sommité de l’industrie ou de la presse, un étranger éminent poireautât à ses côtés, dans l’attente d’une audience qu’il sollicitait depuis huit jours.
    De quart d’heure en quart d’heure, le secrétaire de Maurras téléphonait à quelque maîtresse de maison des Invalides ou d’Auteuil qui avait eu la témérité de promettre un dîner avec le Maître à une douzaine de dames, d’officiers supérieurs et de financiers catholiques. À partir de neuf heures et demie, M. Maurras faisait prier que l’on se mît à table sans lui. Sur le coup de dix heures, il partait vers le lieu de son dîner.
    Toujours précédé à dix minutes de distance par son fourrier Pujo, Maurras surgissait à l’imprimerie de la rue Montmartre aux alentours de minuit. À l’heure où tous les journaux de Paris et de France étaient sous presse, les deux maîtres del ’Action Française commençaient leur tâche de directeur et de rédacteur en chef. Chacun de son côté se plongeait dans un jeu des épreuves du jour. Cette lecture avait sur Pujo un effet infaillible. Avant la cinquième colonne, il dodelinait de la tête et s’endormait le nez sur la sixième. Maurras tenait le coup jusqu’au bout du pensum. Mais c’était pour s’octroyer aussitôt un petit somme qu’il faisait incontinent, à la renverse dans son fauteuil.
    Vers une heure du matin, son chauffeur, l’un des correcteurs ou moi-même avions la charge de le secouer vigoureusement. De ses beaux yeux graves et

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