Les Décombres
voulait pas la guerre. Mais il ne voulait pas non plus réellement la paix. Il s’était toujours refusé au seul moyen positif de la sauvegarder : un accord de la France et de l’Allemagne. Il avait ainsi travaillé lui-même à savonner la pente que nous dévalions. Parvenu devant l’abîme, il se débattait furieusement, il essayait de reculer. Mais il n’eût jamais toléré de chercher le salut dans le seul chemin praticable, celui qui aurait conduit les ministres français à Berlin. À d’innombrables reprises, durant ces derniers jours, j’avais échangé avec lui d’amers propos sur l’absence indécente d’imagination chez nos diplomates, incapables de découvrir un biais hors de la sempiternelle alternative : faire la guerre ou capituler. Maurras protestait qu’à leur place, muni de toutes les cartes et de tous les arguments et documents qu’ils devaient posséder, il eût certainement conçu quelque manœuvre. Mais il se gardait de fournir la moindre suggestion. Il accusait les bellicistes de Londres, maffia très vague en somme sous sa plume. Il n’accusait pas le bellicisme de l’empire anglais. Il n’avait jamais cru à la vraie paix, la paix franco-allemande. Entre les deux peuples, il ne voyait d’autre issue que le choc en armes. Il l’avait encore répété à satiété durant les onze mois qui s’étaient écoulés depuis Munich. Il lui déplaisait seulement que cette guerre n’éclatât pas à son ordre. C’était, pour défendre la paix, une position bien précaire. Il allait encore en dévoiler lui-même la faiblesse. L’unique démarche véritablement pacifique de ces derniers jours était l’échange de missives entre Daladier et le Führer. Maurras la condamnait avec la dernière violence : « Monsieur Daladier, on n’écrit pas au chien enragé de l’Europe. »
Dès lors, on pouvait bien louer son courage et son ardente rhétorique. Il attesterait pour l’histoire que quelques Français au moins n’auraient pas été dupes. Mais cela n’était plus d’aucun poids sur la barre du destin.
CHAPITRE IX -
LE POKER
La crise se prolongeait étrangement, contre tous les calculs, toutes les anticipations d’autrefois. Comme après une semaine d’une maladie très grave et qui aurait dû classiquement se dénouer en trois jours, on se reprenait à des espérances flottantes, mais qu’aucun symptôme cependant ne venait confirmer.
Nous nous évertuions en hypothèses et en pronostics sur les bribes de nouvelles qu’on nous abandonnait : les navettes d’Henderson portant les notes britanniques à Hitler, attendant la réponse, les chassés-croisés d’ambassadeurs à Berlin, à Ankara, à Varsovie, l’attitude pacifique prise par l’Italie, les dépêches annonçant que le Duce et le Führer se téléphonaient. Des gestes, c’était tout ce qu’on nous autorisait à connaître.
Cependant, la lenteur de l’évolution nous obligeait à nous ressaisir et à réfléchir. Puisque les choses traînaient ainsi, puisqu’on négociait toujours, de nouveaux compromis diplomatiques restaient possibles.
Le Quai tout entier ne parlait plus que du fameux poker dont il fut tant question ces jours-là. Chaque mesure militaire devenait une relance de la gigantesque partie. Le rappel de ces choses est d’un grotesque insurpassable. Mais il faut bien le dire : tout ce qui prétendait en France à être averti, à tenir sa place dans le jeu politique, était occupé à supputer le bluff hitlérien, à guetter la minute où Hitler mettrait les pouces. Les ministres français, les initiés aux arcanes des affaires étrangères, tout bouffis de leur gloire et de leurs secrets, s’imaginaient intimider l’adversaire, quand la France, avec ses huit bombardiers et ses deux bataillons de chars lourds, était semblable à un purotin qui aligne sur le tapis de jeu des pièces de quarante sous devant un boyard.
Je n’oubliais pas combien notre aide à la Pologne était problématique, j’allais interrogeant chacun à son sujet. Mais puisque j’en ai déjà tant dit, je peux bien avouer que la métaphore du poker me séduisait assez. Rien n’irritait au contraire davantage Maurras, trépignant et sacrant : « Les imbéciles ! Qui leur dit que Hitler n’ira pas jusqu’au bout ? »
L’importance accordée aux états d’âme supposés du Führer, les interminables discussions qu’on en faisait n’exaspéraient pas moins notre vieux maître. Il ne tolérait pas
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