Les Décombres
que l’on pût laisser ainsi cet Allemand maître de notre sort, que l’attente de tout l’univers en suspens lui conférât un tel prestige. Il ne me le cacha pas à propos de je ne sais plus quel article de Je Suis Partout, dont l’auteur faisait à son gré trop grand cas des oracles de Berchtesgaden. Il me renouvela le vieux reproche del’ Action Française à l’endroit de notre journal. Nous avions trop souvent traité, analysé, dépeint Hitler comme un personnage de taille, étudié ses faits et gestes comme s’ils méritaient déférence et objectivité. Je ne pus m’empêcher de lui dire que Hitler était certainement une des figures les plus extraordinaires du siècle, et qu’il me paraissait aussi dangereux que niais de vouloir l’oublier. Cela me valut cette réponse de Maurras, qu’il ne se fût pas, j’imagine, permise devant beaucoup d’autres, et qui a son prix : « Certes, l’homme est hors du commun. » Le ton signifiait bien : « Vous ne voudriez tout de même pas que cela m’eut échappé. » Mais il était défendu de le dire. À deux ou trois jours de là, devant la dernière harangue du chancelier, Maurras s’écriait : « C’est un possédé. » Son image de Hitler tenait certainement entre ces deux formules.
Pour le bon Pujo, au demeurant tout à fait assuré que la guerre n’éclaterait pas, il avait là-dessus une forte et lumineuse pensée qu’il me confiait à peu près chaque soir. On le faisait bien rire en se demandant ce que Hitler voulait et où il s’arrêterait. Hitler était l’ours du Jardin des Plantes, qui jette ses griffes sur tout ce qu’on lui tend et vous arrachera le bras si vous avez le malheur de le passer dans sa grille.
* * *
Mais que Hitler fût surhomme, bête ou démon, nous ne pouvions manquer d’observer que chacun de ses discours était suivi d’une sorte de détente instinctive, partout ressentie, contredisant fort la thèse quasi officielle de la frénésie allemande. Maurras n’hésitait pas à s’emparer de cette évidence pour répéter encore le 28 août qu’il y avait des « accélérateurs de la guerre ». Ce n’était point Hitler et les hommes de son conseil. C’était l’internationale de l’émigration juive, ses esclaves de Paris, ses banquiers londoniens.
« Ce sont les Juifs, presque seuls, qui sont pressés dans cette affaire. Tout puissants en Angleterre, ils la poussent – lisez le dernier discours de M. Chamberlain – et c’est ce qui permet de tout redouter. »
Les dieux savent si j’avais crié à la guerre anglo-juive. Puis, des scrupules m’avaient saisi devant une aussi sommaire explication. Je voulais qu’elle ne fût plus qu’accessoire. Mais il fallait y revenir. Si révoltant que ce fût pour l’esprit, c’était l’essentiel. J’essayais de penser encore que, puisque c’étaient là les ennemis de la paix, nous avions quelques chances de les voir fléchir. Nous saurions en tout cas à quoi nous en tenir. Minime satisfaction que nous ne pouvions même pas faire partager. Les objurgations de Maurras étaient aussi dérisoirement solitaires que celles d’un vieux saint au milieu d’une orgie. À ses côtés mêmes, toute L’ Action Française pieuse et bourgeoise s’effarouchait, s’interrogeait à voix basse, ne suivait plus. Je fréquentais assez souvent chez un personnage fort typique de cette espèce, possédant sur Maurras un étrange ascendant, et dont le nom importe peu ici. Il logeait confortablement rue de Marignan. J’y vis entrer – ce devait être le 28 août – un familier de la maison, un monsieur catholique de la grosse banque, qui apportait des nouvelles catastrophiques pour la paix avec un visage rayonnant d’enthousiasme : « Ça y est, cette fois ! Ah ! ça vaut mieux. Il n’y a plus qu’à y aller, sans hésiter. Mais il faut dire à Maurras qu’il se taise. Ce n’est plus admissible à présent. C’est de la mauvaise besogne. Son article de ce matin passe les bornes. » Mon bourgeois attira dans un coin discret l’héroïque financier. Il ne convenait sans doute point que la jeunesse, déjà si désagréable avec son fascisme, entendît de tels propos. Mais je n’eus pas de peine à comprendre que le banquier intrépide recevait tous apaisements. On l’assurait que les incartades du vieux maître n’avaient plus aucune importance, et que tout serait fait pour le remettre dans le droit chemin dès qu’il serait
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