Les Décombres
d’un pucelage aussi nécessaire que l’autre. De tous mes amis, personne sans doute plus que moi ne s’était aussi longuement interrogé sur cette étrange épreuve, attirante et terrible, ne s’en était fait plus de tableaux, n’avait attaché plus de prix à la façon dont il pourrait la franchir. Si je devais rester seul à l’ignorer, ce serait une singulière lacune pour un mortel de notre aimable siècle. Quelle que fût la guerre, elle valait d’être vécue et méditée en soi. Je ne saurais m’y dérober sans être infidèle à ma « Weltanschauung » et à mon propre tempérament.
Les lecteurs me pardonneront ce petit croquis psychologique. Je ne l’aurais pas conservé dans ces pages, si je ne pensais que plus d’un d’entre eux s’y reconnaîtra. Il montre assez bien en tout cas quel curieux circuit notre vieux sang de race militaire pouvait parcourir pour brouiller les têtes les plus positives.
* * *
Mais la démocratie nous rappelait bientôt qu’elle avait abâtardi jusqu’à la guerre. Pour la Pologne, les vieux généraux à stylographes s’accrochaient encore à des espoirs de manœuvre, voulaient découvrir que l’armée de Rydz-Smigly avait l’avantage de la concentration, et dans leur incapacité à percevoir même la forme de cette guerre mécanique, jugeaient les offensives allemandes décousues. Leur encre n’était pas séchée qu’ils avaient déjà deux jours de retard sur le cyclone motorisé de la Wehrmacht. On ne savait ce que les « Panzer » pulvérisaient le plus vite, leurs pronostics ou les derniers fétus de bataillons polonais. Existait-il encore seulement un Rydz-Smigly ?
Cependant, le Conseil Suprême franco-anglais, avec Chamberlain, Daladier et Gamelin, tenait sa première séance et annonçait en héroïque fanfare : « La réunion du Conseil Suprême a complètement confirmé la ferme résolution de la France et de la Grande-Bretagne de consacrer toutes leurs forces et toutes leurs ressources au conflit qui leur a été imposé ; elles sont décidées à donner à la Pologne, qui résiste avec tant de bravoure à l’invasion brutale de son territoire, toute l’assistance en leur pouvoir. »
Dans le moment où l’univers apprenait ces chevaleresques serments, les Allemands, ayant conquis en douze jours la moitié de la Pologne, dépecé et concassé toute son armée, franchissaient la Narew et la Vistule en poussant devant eux les informes débris de la déroute. Le dernier carré polonais s’enfermait pour l’honneur avec une semaine de vivres et de munitions dans Varsovie complètement investie.
En guise de secours, le vaillant Gamelin commençait d’écorner quelques petits postes d’avant-garde sur la ligne Siegfried. Pour les Anglais, ils se prévalaient d’un glorieux raid aérien sur l’Allemagne, où ils avaient bombardé le peuple avec trois millions de tracts antihitlériens. Il est vrai qu’une nouvelle alliée rejoignait notre camp. D’une chambre d’hôtel londonien, par la bouche de l’intrépide M. Benès, la Tchécoslovaquie venait de déclarer la guerre à l’Allemagne.
« Toute l’assistance en leur pouvoir… » Les démocraties tenaient parole. Cette fois, elles avaient tiré le glaive flamboyant du droit et de la morale, exécuté la terrible menace. Pourtant, le résultat valait celui des solennelles protestations et des condamnations juridiques.
Chaque jour qui passait écartait un peu plus notre grande terreur, l’armée française jetée en masse pour rien, à l’abattoir sur la ligne Siegfried. Il semblait bien que l’état-major reculât devant cette suprême folie. C’était la sagesse, mais aussi une sagesse piteuse, un aveu lamentable d’impuissance. Le soulagement que l’on éprouvait ne nous dissimulait point le grotesque de notre posture. Nous nous posions en gendarmes du monde. Mais la maréchaussée démocratique flanquait des coups de bâton sur un mur d’acier, tandis que derrière ce mur, après l’avoir élevé tout à loisir, les brigands perpétraient leurs cent dix-neuf coups en parfaite quiétude.
Nous ne faisions pas la guerre. Nous la singions.
Il fallait que le régime nous réservât cette dernière surprise. Si fort que nous pussions le mépriser, nous avions imaginé la guerre comme une tragédie à quoi il essayerait au moins de se hausser. La guerre était survenue et il dévalait encore beaucoup plus bas. La grande alarme, l’état de siège, la censure
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