Les Décombres
n’a jamais été son fort, en découvrait tantôt vingt-six, tantôt vingt-cinq, tantôt vingt-huit. On disputait avec une âpre passion les contours du futur « puzzle ». D’ardents néophytes proposaient de regrouper tous les catholiques allemands dans le même État, avec Vienne pour capitale. Maurras reprenait énergiquement ces amateurs. Jour de Dieu ! Ils démolissaient le Reich des Hohenzollern pour refaire l’Empire de Charles Quint ! Non, mieux valait « faire » la Bavière, le Wurtemberg, le Hesse-Nassau, la Saxe. Avec l’Autriche, la Hongrie, la Bohême, la Pologne fédérées et remonarchisées, on formait un grand rempart latin et catholique. Car le Polonais silésien de Kattowice était inscrit sans discussion au club des civilisés, d’où l’on excluait avec quelle rigueur l’Allemand silésien de Breslau.
Maurras raillait les démocrates qui voyaient la guerre achevée par le soulèvement du prolétariat allemand contre Hitler. Mais il brandissait avec enthousiasme une proclamation à la Bavière, due à je ne sais quel doux maniaque munichois, où il était dit le 28 août 1939 : « Bavarois, l’heure de la décision est arrivée ! Proclamez votre indépendance de la Prusse ! Si les hostilités ont déjà commencé, déposez les armes et proclamez votre indépendance. Cet acte de votre libération et de votre indépendance sera consacré par l’arrêt des hostilités. »
On enregistrait chaque jour les progrès de la croisade. On avait l’adhésion de La Vigie de Dieppe, du Journal de Saint-Germain, mais aussi de M. Joseph Caillaux, des allusions favorables jusque dans Paris-Soir et les louanges de M. J .E. Bois dans Le Petit Parisien.
Pour M. Colrat, ce n’était peut-être pas l’unité allemande qu’il fallait détruire, mais la contexture de l’Allemagne. Maurras moquait un peu cette prudence serpentine. Mais il avait une grande joie. Dix-huit lecteurs londoniens du Picture Post accueillaient favorablement la thèse des Allemagnes, qu’ils venaient de connaître par la lettre d’un brigadier français du train. Toutefois, il ignorait le succès le plus vif, et de très loin, que remportait au même instant cette offensive, les cent cinquante mille exemplaires vendus dans les Allemagnes mêmes d’une traduction de Jacques Bainville par le professeur Grimm, curieux de montrer quelques Français d’après nature à ses compatriotes.
La censure rognait cruellement ces proses charcutières, si peu conciliables avec l’orthodoxie républicaine. Le débat s’échauffait : « Avec votre redistribution des Allemagnes, disaient les antimaurrassiens, vous surexcitez et vous cimentez encore là-bas le patriotisme de l’unité… » ce qui n’était pas tellement mal pensé. À quoi Maurras répliquait : « Avec vos diatribes contre l’hitlérisme et lui seul, vous préparez le culte de Hitler héros et martyr. »
Kerillis et les judéo-cagots de l ’ Aube ou autres lieux, jaloux de cette surenchère patriotique, criaient que Maurras était un provocateur et que tout son vacarme travaillait encore pour Hitler.
On se partageait tumultueusement les vedettes de l’émigration allemande. C’était à qui aurait son bon traître, son allié tudesque garanti grand teint. Les démocrates et les Juifs exhibaient les anciens nationaux-socialistes Otto Strasser et Rauschning, Fritz Thyssen, repêchaient et promenaient pompeusement les vieux cafards du « Centrum », les Wirth et les Brüning.
Maurras pourfendait un par un ces Boches indébochables. Le traître de son goût était un abbé du nom de Moenius, fédéraliste germain, ancien directeur de la revue Allgemeine Rundschau, qu’il me pressa d’aller ausculter de sa part. Je le dénichai au fond d’un hôtel délabré de la rue Bonaparte, dans une chambre de bonne qui sentait le seau à toilette et le culot de pipe. Il n’y a pas de déshonneur, au contraire, dans la dèche pour les prophètes politiques. Mais la foi de Moenius paraissait bien tiède pour que l’on pût s’imaginer une nouvelle Germanie naissant entre ces quatre murs crasseux. Il me confia sans détours que Maurras commençait à rêver debout et que les morceaux des Allemagnes tenaient, ma foi ! fort bien ensemble, ce qui n’était pas, on me permettra de le dire, une révélation pour moi. « Maurras a de très belles idées. Mais il ne connaît pas un mot de l’administration allemande, de l’économie allemande. On
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