Les Décombres
le moindre bout de galon, n’y était sans doute point étranger, non plus que la vie d’amateur en treillis que j’avais su m’organiser dans notre caserne de Diez-sur-la-Lahn, laquelle était une ancienne école de Cadets prussiens. Il n’importe. Les capitaines, les commandants étaient tous autour de moi d’anciens sous-offs de la Marne ou de Verdun, bornés, à dégaines de gendarmes sur le penchant de la retraite. Mes adjudants s’étaient révélés conformes aux plus solides traditions. Mais leurs sévices pesaient bien légèrement dans ma mémoire, au regard de la chiourme ecclésiastique où l’inquisition et la férule des Pères avaient tyrannisé pendant quatre ans mon enfance. J’avais bientôt oublié les mornes journées de quartier pour ne me rappeler que la bonhomie fraternelle des mœurs, leur saine truculence et la grand-route des manœuvres. Je tenais que l’état de simple soldat était encore un de ceux où le citoyen français du XX e siècle se gâtait le moins, où il retrouvait le plus de naturel et de vérité.
J’aimais les mitrailleuses, les mousquetons, le tir. J’étais passionnément curieux du métier des armes, parce qu’il répond aux plus vieilles lois de cette terre. J’avais toujours été friand des mémoires, des carnets, des historiques de la Grande Guerre, j’avais relu au moins deux fois les plus médiocres récits de poilus, les études les plus spécialisées. Que La Revue de l’ infanterie ou de l’artillerie me tombât entre les mains, je m’y plongeais toute affaire cessante. Je connaissais sur le bout des doigts les garnisons de tous les régiments de France, leur passé et les couleurs de leurs fourragères, l’effectif, l’armement, le matériel d’un bataillon de chars selon le type, aussi bien que d’un groupe de reconnaissance ou d’un escadron d’autos-mitrailleuses. J’étais même assez comiquement célèbre pour cette érudition martiale.
Tout cela ne m’avait point embarrassé un seul instant pour exécrer la guerre qui venait, mais, une fois la catastrophe consommée, me destinait assez mal à la vocation de fascicule bleu. J’étais étrangement partagé entre la répulsion que m’inspirait cette guerre absurde, décidée par l’étranger, qui avait tant de chances d’être funeste à mon pays, et mon image surgissant tout à coup de poilu casqué, chantant à pleins poumons une vieille marche gauloise au premier rang d’une compagnie de biffins.
La puérilité de ces frémissements ne m’échappait pas, mais je n’arrivais pas à m’en défaire. Le 11 septembre, je dînais dans un restaurant de la rue Marbeuf, avec un charmant garçon de mes amis, quelque peu médecin, jouisseur comme un chat, passionné de littérature, plein de talent, mais sans doute trop hanté de la phobie du déjà écrit pour avoir rien achevé jusque-là, ayant voltigé autour de toutes les esthétiques, lubies et angoisses de l’entre-deux guerres, un peu irritant parfois, mais assuré depuis des années de mon affection. Il était présentement réformé pour une bénigne et très ancienne ombre au poumon. Fort guilleret, il me lisait à tue-tête une grosse blague de carabin piquetée de quelques colifichets surréalistes qu’il venait de lâcher sur le papier. À trois tables de nous, un artilleur solitaire, dans la tenue du grand départ, écoutait ces facéties d’un air assez sombre.
Je ramenai assez brutalement notre propos sur la guerre. Mon ami me confiait sans détours qu’elle était pour lui comme un accident sanglant survenu devant ses yeux, et dont il se hâtait de chasser l’image pour ne pas déranger son confort mental et sensuel. Il manifestait la plus extrême surprise de me voir à ce point éprouvé par l’événement. J’apercevais facilement qu’il me le reprochait comme une faiblesse, une vulgarité d’esprit. Il se scandalisait franchement d’apprendre qu’averti comme je l’étais des ressorts et de l’insanité de la guerre, je pusse mettre en balance une embusque facile et mon départ dans une unité de combat. Il ne concevait pour lui et pour les hommes de quelque mérite qu’une seule attitude : tourner résolument le dos à cette affreuse bourrasque et
Évoquer le printemps avec sa volonté.
Je répliquai avec humeur et en chauffant mes arguments, je découvrais mieux leur sincérité et leur force. Je pensais depuis toujours comme le dragon Stendhal que le baptême du feu était la perte
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