Les Décombres
cette guerre qui est si peu nationale. » Inutile dès lors de lui représenter la vanité d’une pareille entreprise, au milieu de tous les Juifs, de tous les Anglais, tous les maçons de l’univers, avec Daladier, Albert Lebrun, Yvon Delbos : il avait refermé son sophisme sur lui, il était inaccessible.
Si Maurras avait su employer le quart de sa ténacité, de ses ruses, de ses arguties à réserver un étroit sentier à l’idée de paix, on ne peut trop savoir ce qu’en eussent été les conséquences, de toute façon les cas de conscience qu’il eût dénoués, les alliés qu’il se fût acquis. Mais je l’ai déjà dit : ce pouvait être le fait d’un vrai grand homme, ce ne pouvait être le sien.
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Depuis la cynique entrée des Russes en Pologne, la principale inquiétude du gouvernement français était de ménager le Kremlin. Notre diplomatie avait plus que jamais pour grande pensée de rallier les bolcheviks à notre camp. On comprend aujourd’hui à quel point Londres lui dictait tout. La veille du franchissement de la frontière par les Rouges, nos soviétomanes les conjuraient affectueusement de réfléchir, de bien peser qu’ils avaient encore le temps d’accourir comme les sauveteurs de la Pologne… Pour ne pas avoir à insister sur l’agression soviétique, on en arrivait à se taire aussi sur l’attaque allemande, et à passer la Pologne aux profits et pertes sans qu’il en fût désormais plus amplement question.
La thèse officielle était chez nous que Staline avait dorénavant Hitler à sa botte, que l’alliance soviéto-hitlérienne tournait à la confusion des Allemands.
Tandis que ces derniers s’installaient sur leur riche conquête, plus grande que la moitié de la France, et que les hordes kirghizes déferlaient dans les rues de Lemberg, les Anglais imperturbables continuaient leurs bombardements de « papier » sur l’Allemagne.
C’était Homais et M. Pickwick en guerre contre Gengis-Khan.
Combien de temps encore l’armée française résisterait-elle au service de ces polichinelles ?
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Il y avait en Europe, du fait des peuples, du sol, du climat et de l’histoire, des États vassaux et des États suzerains. On n’y changerait jamais rien. J’espérais bien que ce serait encore plus net après cette guerre.
On avait mis depuis des années une effroyable hypocrisie autour de cette hiérarchie naturelle. Le résultat s’étalait devant nos yeux. Nous avions de bien médiocres vassaux. Mais nous avions été, Anglais et Français, des suzerains pires encore. Nous avions doté nos serfs, Tchéquie, Serbie, Pologne, au rebours de toute raison et de toute justice. Ces sous-peuples, qui n’avaient existé depuis vingt ans que grâce à nos conceptions juridiques, n’étaient même pas en état de défendre huit jours par eux-mêmes les frontières que nous leur avions dispensées.
Nous, du moins, nous étions encore capables d’interdire aux Allemands l’accès de nos terres. C’était un article de foi à peu près absolu, même pour les « défaitistes » de mon espèce. On comptait sur les doigts d’une main les incrédules. Mon ami le colonel Alerme, lorsque je l’interrogeais à ce propos, me répondait que les Allemands n’avaient pas fini d’étonner le monde, ou bien rappelait des principes éternels : il n’existe pas de front inviolable, tout dépend des sacrifices dont l’adversaire est capable et qu’il consent. Je ne pouvais m’interdire de le juger outré.
Nous avions aussi àl’ Action Française notre sombre visionnaire, le colonel Larpent, implacable historien de Gambetta et de Dreyfus, avec cet autre officier, Frédéric Delebecque, qui fut encore, par un curieux détour, l’admirable traducteur, le poète en français des Hauts de Hurlevent. Le colonel Larpent, originale figure, osseux et noueux, avec une mouche d’ancien style sous la lèvre, s’épanchait volontiers en lançant familièrement, du fond de son fauteuil, ses longues jambes à l’assaut du mur d’en face, où ses semelles atteignaient des hauteurs prodigieuses. Je n’ai jamais entendu professer un mépris plus coloré et plus raisonnable, hélas ! du grand état-major de France que par ce vieux soldat sans reproche. Une de ses bêtes noires était le général Weygand. C’est dire le cas qu’il pouvait faire du malheureux Gamelin. Il jugeait sans appel tous ces grands hommes aussi incapables dans la défense que dans l’attaque :
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