Les Décombres
« Des fortifications ? Pfft ! avec des Jean-foutre comme ça derrière… »
Maurras, qu’un maréchal des logis de gendarmerie avait toujours plongé dans un profond respect, passait ces impiétés à un compagnon si fidèle. Afin que sa foi nouvelle n’en reçût pas la plus petite secousse, et que ses inquiétudes d’août fussent définitivement enterrées, les monteras-tu-la-côte de la maison se permettaient de lui dépeindre Larpent comme fort ramolli.
Je serais inexact en oubliant la rencontre d’un troisième prophète. Le colonel Larpent, directeur de la page militaire du journal, y avait réuni depuis une dizaine d’années quelques officiers pourvus dans leur métier d’un solide renom d’excentriques. Ils se labouraient la substance grise afin de dénicher un moyen de faire la guerre de demain avec le matériel d’hier, ou de plier le matériel de 1938 aux leçons de 1917. Ils se livraient à des multiplications, des additions de chars, d’antichars, de mortiers, à des débauches de balistique dont beaucoup seraient fort touchantes à revoir aujourd’hui. Ils s’insurgeaient du moins contre l’ankylose des états-majors. Leurs efforts décousus et solitaires eussent été précieux sans doute dans un système moins décadent.
Durant les premiers jours de septembre, je croisai l’un de ces officiers dans l’escalier du Boccador. Il avait les yeux exorbités et les bras en l’air.
— Eh bien ! mon capitaine, lui demandai-je. Qu’en dites-vous ?
— Ce que j’en dis ? Nous sommes foutus, archifoutus sans rémission. Nous allons recevoir une pile, mais une de ces piles !
Je n’ai pas ouï dire que cet officier romantique ait été promu général depuis juin 1940. Je peux croire que c’est dommage.
Mais quoi que pussent en penser ces fantaisistes déconsidérés, à l’automne 1939, l’inviolabilité de notre frontière ne se discutait pas. Cette conviction ne me satisfaisait d’ailleurs que médiocrement. Il eût été bien difficile de se monter la tête avec les escarmouches de patrouilles et les progressions méthodiques sur quelque quinze cents mètres de profondeur des armées Gamelin, encore que les correspondants spéciaux, les stratèges et les grands politiques appelassent cela « porter la guerre chez l’ennemi », et trouvassent hautement moral et providentiel que l’Allemagne refît connaissance avec les réalités du feu.
Quelques-uns voulaient encore croire à une faute miraculeuse de l’adversaire. Dans les premiers jours d’octobre, le bruit d’une attaque allemande massive sur la ligne Maginot tintait à toutes les oreilles. C’était trop beau pour qu’on y crût. Cependant, les experts, les informateurs les plus sûrs, multipliaient les preuves.
Le 16 octobre au matin, cinq ou six divisions de la Wehrmacht attaquaient sur le front de la Sarre, avançaient à peu près « dans le vide » et s’arrêtaient courtoisement face à nos créneaux du 1 er septembre.
Le colonel Larpent, dépliant ses jambes, tirait la conclusion de cette brève bourrasque : « En somme, les Allemands nous ont repris en deux heures tout le terrain que nous avions mis un mois et demi à gagner. »
On avait eu juste le temps d’intercepter pour la presse la proclamation de Gamelin à ses troupes, lue le 15 au soir, qui annonçait la ruée en masse de l’ennemi et la bataille décisive.
Deux ou trois optimistes voulaient encore croire que les Fritz venaient simplement de prendre des bases de départ, que leur énorme et folle ruée allait suivre. Mais rien ne vint. Les verrous étaient solidement poussés sur le front des forteresses d’occident. Il ne restait plus qu’à franchir bon gré mal gré le premier et morose hiver de guerre.
* * *
Àl ’Action Française, l’ennui s’épaississait toujours. Les opérations de la censure avaient mis le comble à l’anarchie du journal. Maurras se refusant plus que jamais à concéder une épithète de ses corrections, une minute de ses invraisemblables horaires, les retards de notre imprimerie s’aggravaient chaque semaine. Le tirage s’effondrait. Peu à peu, inexorablement, la vie se retirait de la vieille maison. Mon ami Alain Laubreaux disait : « Étrange aventure ! L’A. F.mourra de cette guerre en même temps que la démocratie. »
Je pouvais de moins en moins supporter certains types de bipèdes qui croisaient encore dans nos parages. Il y avait surtout le brigadier-chef ou le
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