Les Décombres
débitera l’Allemagne en dix ou cent tronçons qu’ils auront une tendance invincible à se rejoindre. Il faudrait détruire vingt-cinq Prusses. » Le grand souci de l’abbé monarchiste, ultramontain, était surtout que les armées de la République démocratique et libre-penseuse flanquassent une pile définitive à l’anticlérical Hitler. Il se réjouissait sans la moindre vergogne : « Les soldats français sont heureusement admirables, meilleurs qu’ils n’ont jamais été. »
Lorsque je rapportai les propos désenchantés de Moenius à Maurras, comme ils ne lui convenaient pas, il décida d’un air fort désinvolte que cet abbé avait les yeux trop fixés sur des détails allemands pour se représenter l’ensemble, qu’au demeurant on ne savait jamais pour qui travaillaient ces Teutons. Son ignorance des traits concrets les plus élémentaires de l’Allemagne et du national-socialisme était si fabuleuse, si préjugées, livresques, naïves et systématiques les notions qu’il voulait s’en faire, que toute discussion de bonne foi était inutile.
Je songe aux chefs allemands qui, de l’autre côté du Rhin, trouvaient dans le même courrier la plus péremptoire formule du désossage maurrassien et le dernier état de nos chars et de nos avions. Les échos de leurs vastes rires ne sont sans doute pas perdus pour toujours. Les pitreries que nous venons de vivre sont dignes d’engendrer des épopées, lorsque le temps les aura stylisées et décantées, et d’inspirer à nos arrière-petits-enfants de nouvelles figures de Quichotte, de Panurge et de Picrochole.
Pour nous, les fantaisies du Maurras de 1939 manqueront toujours d’humour. Notre admiration et notre affection, plus fortes jusque-là que nos plus amers reproches, nous faisaient bien sentir la faute irréparable envers lui-même qu’il avait commise en ne brisant point sa plume le 1 er septembre. Un Maurras, après sa magnifique bataille pour la paix, ne participait pas à une telle guerre sans déchoir, sans se ravaler aux dimensions des ignobles petits bonshommes qu’il avait si bien fustigés et dépiautés. Retiré à Martigues, il fût devenu le sage de la Patrie, l’un des phares de l’Europe, il se fût gardé à la France de ce surlendemain dont il faudrait bien que l’heure sonnât et point en bourdon de victoire. Cet orgueilleux venait de briser de ses mains sa statue en se pliant aux rites dégradants de la mobilisation jacobine. Les scrupules qui le commandaient étaient probablement honorables. Mais ils n’appartenaient plus à un véritable homme politique. On ne pouvait s’empêcher de penser aussi que ses habitudes l’avaient tenu plus encore peut-être, et qu’il était entré dans la guerre avec tout le poids de sa prose, parce qu’il ne lui était plus possible de changer sa vie et de tarir la source d’encre de son article quotidien.
Maurras n’engageait point que lui. Il venait de raccommoder le système des Allemagnes parce que cette justification lui était indispensable à ses propres yeux, qu’il lui fallait un certain nombre de clous où suspendre ses syllogismes. Mais en même temps, il fournissait à un certain nombre de garçons confiants et braves, à tous les vrais combattants nationalistes, de superbes raisons de se faire casser la figure qui ne valaient réellement pas un sou de plus que celles de M. Julien Benda et de l’emministré Giraudoux. Cette escroquerie qu’il ne s’avouerait jamais était atroce. Périssent trois millions de jeunes hommes, l’espérance maurrassienne luirait sur cet holocauste avec une sinistre loufoquerie.
Le vieux lion d’écritoire avait de splendides mouvements de révolte, de fureur ou de magistrale ironie. Le sarcasme ne quittait plus sa bouche. Il fallait le voir lisant les pitoyables répliques des officiels français aux discours de Hitler : « Quels clercs d’avoués ! » Je lui disais comment certains prolétaires parisiens distinguaient avec un froid bon sens les vrais responsables du cataclysme chez nous. Les cheveux hérissés, il me répondait en martelant chaque syllabe d’un coup de poing : « Oui, oui ! mon seul espoir pour ce pays, désormais, c’est la Commune blanche. » Mais si l’on profitait de ces vigoureuses « sorties » pour lui arracher son dernier mot sur la guerre, il se reprenait toujours : « Le vin est tiré, il faut le boire. Nous n’avons plus maintenant qu’un devoir : celui de nationaliser
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