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Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
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Talagrand, dit Thierry Maulnier, fils d’un vieux professeur athée et franc-maçon, athée lui-même avec un certain fanatisme, était en politique l’auteur de trois livres et de quelques douzaines d’articles. On n’y découvrait guère que les truismes les plus éprouvés de la littérature antidémocratique, mais dans un tour suffisamment opaque pour lui valoir le respect des braves garçons persuadés qu’on les fait penser quand on les ennuie, et à travers une syntaxe assez barbelée de jargon philosophique pour exciter à la glose tous les pions de l’écritoire. Ceux de ses amis qui se dispensaient de le lire lui reconnaissaient très haut en échange ce sérieux et cette profondeur que l’on accorde si volontiers dans notre Paris distrait et bousculé. Thierry Maulnier s’était fait ainsi parmi la jeunesse nationaliste un renom assez solide de doctrinaire. Comme tant d’abstracteurs de quinte-essence, il passait aisément pour hardi et avancé dans ses idées. Les gardiens de l’orthodoxied ’Action Française avaient même humé chez lui certains relents d’hérésie. Mais à la fin du compte, on s’habituait à voir dans ce jeune homme un des plus précieux héritiers du maurrassisme, auquel il ajoutait un souci moderne des besoins sociaux que les premiers monarchistes dédaignaient trop.
    Thierry Maulnier avait compté parmi ces garnements dont la bourgeoisie souriante prédisait pour le jour de leurs noces ou de leur premier gros chèque l’évolution subite vers la respectabilité. Notre écrivain était toujours célibataire, il s’en fallait encore de beaucoup qu’il connût les voluptés du dixième mille. Pourtant, ce sans-Dieu, cet antimilitariste avéré, ce contempteur de l’égoïsme patronal et de la tyrannie capitaliste rejoignait à toutes jambes les dévots et les porteurs de Suez, qui commençaient à former le parti des « yes ».
    Je n’étais pas outre mesure surpris de voir un intellectuel enferré dans ses poncifs individualistes, occupé avec des emberlificotages inouïs à distinguer les régimes d’autorité respectueux des « valeurs humaines » et les totalitaires « antihumanistes », au surplus méprisant comme grossier et indigne d’un penseur l’antisémitisme, de le voir, dis-je, rallier le camp du libéralisme démocratique qu’il avait si sévèrement stigmatisé. Cette petite aventure, qui devait advenir à plus d’un autre, était en somme fort naturelle. Elle participait de la liquidation matérielle, morale et spirituelle de toute une époque.
    Sous prétexte de réalisme supérieur, le jeune Maulnier s’était pris d’une religion pour les chiffres et les théorèmes de l’économie. Il y était d’une irréprochable incompétence. Mais, aucune matière ne prête mieux dans notre siècle à la pédanterie solennelle. C’était une forte tentation pour un normalien assez infatué. Ce ratiocineur venait donc de découvrir les secrets infaillibles du monde dans les volumes de tonnages navals et le poids des encaisses-or. Il s’était mis à en jongler avec une suffisance péremptoire qui ne pouvait être le fruit que d’une incommensurable naïveté, la sienne du reste devant la vie.
    Du même coup, le pionnier du socialisme national s’éprenait d’une admiration sans bornes pour l’Angleterre. Cela datait déjà de quelque temps. À l’imprimerie de la rue Montmartre, on le voyait plonger dans les notices du Bottin de l’étranger, instrument essentiel de son érudition, et en rapporter des considérations éblouies sur les chiffres du commerce britannique à Shangaï ou Singapour. J’ajouterai qu’outre ce précieux Bottin, Maulnier avait passé en tout et pour tout quatre jours à Oxford et à Londres, et qu’il ne lisait pas, à ma connaissance, un mot d’anglais.
    Cet homme renseigné objectait désormais à toutes les diatribes sur l’égoïsme et la lourdeur d’Albion, que les intérêts impériaux de la France et de la Grande-Bretagne étaient indissolublement liés. Quand on lui représentait la singulière incapacité où se trouvaient ces deux vastes puissances à pousser militairement leur entreprise guerrière, il répondait en souriant qu’il fallait concevoir la forme sans précédent de ce conflit. Il se lançait sur le planisphère dans de gigantesques circumnavigations qui toutes aboutissaient à démontrer l’asphyxie inévitable de l’Allemagne.
    — Maulnier, lui disais-je, on fait aussi la guerre

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