Les Décombres
sur terre.
— Cette fois-ci, répliquait-il, ce n’est pas sûr. Et puis, je n’y connais rien et je n’ai pas envie d’apprendre. Ça ne m’intéresse pas. Avec les bateaux, ce qui est amusant, c’est qu’on peut les promener dans n’importe quelle direction. On peut tout combiner, tout imaginer, tout se permettre… »
Tels étaient, à l’automne de 1939, les propos du gaillard qui allait devenir six mois plus tard l’un des augures stratégiques de la presse française.
* * *
Mon ami R…, capitaine de chars, héros superbement balafré du Rif, pur type du grognard au verbe explosif et imprévisible, et se morfondant présentement à la tête d’une compagnie échelon embourbée quelque part entre Meuse et Moselle, m’écrivait ce billet :
— C’est la guerre. Ce n’est pas la guerre. C’est la guerre quand même. Cela me rappelle la définition du « marquez le pas » par l’instructeur indigène, caporal Lakhdar : « Ti marches. Ti marches pas. Ti marches quand même. »
Guerre ou non, on s’enfonçait dans un marais de dégoût. Je ne sais ce que je fusse devenu entre les vieillards de plus en plus irréels del’ Action Française si je n’eusse possédé dans Paris deux refuges pour mon réconfort.
J’allais le plus souvent possible à Inter France. Mon ami Dominique Sordet, à qui je dois mes débuts dans le journalisme, avait créé le printemps précédent cette agence pour la presse nationale de province. La démocratie s’est suscité des adversaires assez inattendus. Dansl’ Action Française encore si batailleuse et crainte de 1930, les pontifes du régime vermoulu n’eussent guère pu soupçonner qu’un de leurs ennemis les plus irréductibles serait le paisible critique musical, et que ce petit homme discret, d’une urbanité charmante, fils d’un général, ancien officier lui-même, surgirait sur la brèche au moment précis où les vieux francs-tireurs royalistes pactiseraient avec la République libérale et jacobine, et qu’il deviendrait l’un des plus intrépides casse-cou du nationalisme révolutionnaire.
Au seuil de la cinquantaine, après n’avoir vécu pendant quinze années que pour sa discothèque, les ballets et les concerts, Sordet venait de découvrir dans la politique sa vraie vocation. Il y apportait, à l’âge de la pleine maturité, la jeunesse d’idées d’un homme neuf, que n’avaient entamé ni les amitiés ni les compromis de partis, l’exercice d’un bon sens qu’aucune des buées parlementaires ou doctrinaires ne ternissait. Il offrait l’exemple accompli d’un de ces esprits fermes et de sûr talent que la France cherche en vain pour ses affaires, dont on croit bien à tort l’espèce évanouie et qui trouveraient aussitôt leur place dans une véritable restauration du pays.
— Non, répétait-il de sa voix de tête toujours égale, on ne se bat pas avec la typhoïde au ventre.
Nous n’apercevions en effet aucun palliatif à cette vérité clinique.
Autour de Sordet, on voyait, non moins sombres devant le tunnel du prochain avenir, les renégatsd’ Action Française, Marc Pradelle, Claude Jeantet au pessimisme véhément et méthodique, Roland La Peyronnie, au sarcasme truculent dans sa large face fleurie, semblable à un fermier général du XVIII e siècle, le charmant Maurice Bex, l’ancien secrétaire de l’Opéra-Comique, pour l’instant capitaine désabusé d’un groupe d’aérostiers, mon vieil ami Georges Champeaux, lyonnais savoureux et sagace, ancien socialiste, mais de la bonne étoffe, piochant déjà sa vaste et impitoyable Croisade des Démocraties.
On voyait surtout le colonel Alerme, poursuivant un grandiose soliloque, à la fois de philosophe et de magnifique humoriste, sur la décadence de l’armée républicaine, l’éternelle impéritie des Anglais, la puissance ordonnée et hardie des Allemands.
— Nous allons rater l’une des plus belles occasions de notre histoire, disait-il flegmatiquement. Si rossards et égoïstes qu’ils soient, les Anglais vont bien finir par nous envoyer quelques divisions. Ça n’en fera pas très lourd, mais ça sera malgré tout le meilleur de ce qu’ils possèdent. Nous les ferions prisonnières, quelle tranquillité pour un siècle !
— Ne l’oubliez jamais, disait-il encore, les Allemands sont les seuls héritiers des principes napoléoniens. Cela vous expliquera dans quelque temps bien des choses. Ils n’ont jamais pu se pardonner
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