Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Les Décombres

Les Décombres

Titel: Les Décombres Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Lucien Rebatet
Vom Netzwerk:
jurait d’énorme façon avec sa mine plantureuse de grand vivant bien nourri : « J’ai quatre frères dans cette chienlit, clamait-il, un dans les chars, deux dans l’aviation, un autre sergent d’infanterie. C’est suffisant pour la famille. Je ferai n’importe quoi, mais on ne me mettra pas le grappin dessus ». Haïssant et méprisant totalement cette guerre, repoussant toute argutie, Laubreaux était donc sans réserves pour la paix. Il l’était au premier coup de canon. Il devait le rester, sans une seule nuance, jusqu’au dernier.
    On se représentait les pacifistes de l’autre guerre sous les traits de quakers congelés, de vieux socialistes broussailleux ou de torves agitateurs. Laubreaux, lui, était le pacifiste franc buveur, sonore, que dis-je, éclatant ! avec une faconde à la fois frémissante et drolatique, la verve du vrai journaliste de combat que la censure excite au lieu de le refréner et qui la mystifie par d’incessantes inventions. Les manches retroussées, faisant retentir notre atelier de cent calembours corrosifs et colossaux, déplaçant un prodigieux volume d’air, il menait le journal comme un chef d’orchestre une orageuse symphonie. Entre ses mains qui dessinaient, retournaient chaque page avec une infatigable virtuosité, la typographie elle-même devenait un instrument de bataille. Un homme tout entier d’humeur, mais d’une humeur politiquement divinatoire, faisant de lui le révolté le plus logique de notre bande, l’infaillible baromètre de la catastrophe de 1940 dont les nuées s’amoncelaient sur nos têtes.
    Aussi calme et égal que Laubreaux était impétueux, notre ami et aîné Charles Lesca, volontaire de l’autre guerre, bel homme solidement assis dans la vie et dans ses convictions, administrateur devenu rédacteur en chef dans l’absence de Brasillach, nous apportait le précieux concours de sa sereine dignité, épousait sans la moindre réticence nos plus périlleuses querelles, portait en tous lieux son flegmatique mépris pour l’abjecte aventure et les marionnettes en bouchons qu’elle roulait.
    Les stratèges amateurs d’encerclements intercontinentaux, les experts navals et économiques aux sourires fleuris de chiffres vainqueurs trouvaient sur notre porte un « lasciate ogni speranza ». Pour nous, notre pessimisme était un assez singulier mais très solide réconfort. Au milieu de l’océan de sottises et de mensonges, ce havre ne nous servait point seulement à nous décharger de notre colère. Nous nous sentions les gardiens d’un morceau de la sagesse française, qui pourrait quelque jour devenir sans prix. C’était d’abord pour cela que nous avions voulu nous maintenir à flot, malgré tant d’absents irremplaçables, tant d’ennemis et l’exaspérante vanité de nos efforts présents. Pour le reste, nous connaissions notre devoir strict. Personne n’avait besoin de nous apprendre que devant un adversaire en armes, on n’a plus le droit de détourner un seul soldat de sa mission. Nous pouvons même nous vanter d’avoir versé un rude tonique… Qu’il existât encore à Paris, malgré tout, des observateurs impitoyables de tant de turpitudes, des hommes qui se refusaient aux mensonges honteux ou mortels, c’était pour maints poilus non seulement une vengeance, mais le plus solide espoir.
    La survie d’un journal pacifiste en pleine insanité guerrière n’est sans doute qu’un bien mince épisode auprès des événements que 39 ou 40 ont pu voir. Mais deux hommes, Alain Laubreaux et Charles Lesca, y dépensèrent une somme d’opiniâtreté, de lucidité et de courage dont on aurait vite compté les exemples dans la France de ces mois-là. Leur mérite fut d’autant plus admirable que, l’un journaliste réputé, connaissant tout Paris, l’autre riche, d’âge mûr, libre de toute attache et de toute ambition politique, accomplissant tous deux une tâche pleine de périls mais presque anonyme, ils risquaient le pire avec la plus parfaite abnégation.
    * * *
    Tout, à Je Suis Partout, proclamait la condamnation implicite de la guerre, et l’invraisemblance d’une issue victorieuse. Nous avions imaginé de reproduire chaque semaine, sous le titre « Paroles à méditer », ces mots de Daladier que ne pouvait évidemment échopper la censure : « Français et Françaises, nous faisons cette guerre parce qu’on nous l’a imposée », et il fallut les supplications épouvantées de Gaxotte pour nous y

Weitere Kostenlose Bücher