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Les Dieux S'amusent

Les Dieux S'amusent

Titel: Les Dieux S'amusent Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Denis Lindon
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brièvement son
naufrage et la manière dont il s’était sauvé. Il en appela, pour finir, aux
sentiments d’hospitalité de la jeune fille.
    Nausicaa eut pitié de lui. Rappelant ses compagnes, elle
leur reprocha leur pusillanimité. Elle les pria de donner au naufragé du savon
pour se laver et l’une des tuniques d’Alcinoos pour s’habiller.
    Une demi-heure plus tard, lavé, coiffé, parfumé et
correctement vêtu, Ulysse était un autre homme. En le voyant réapparaître de la
petite crique où il était allé faire sa toilette, Nausicaa commença à ressentir
pour lui un intérêt qui n’était plus inspiré seulement par la pitié.
    « Si l’on me proposait un tel mari, songea-t-elle, je
ne dirais pas non. »
    Comme le linge était sec et que l’heure du retour au palais
était venue, elle proposa à Ulysse de la suivre :
    — Il ne serait pas convenable que nous y allions
ensemble, et cela ferait jaser ; mais suis-moi à quelque distance et, lorsque
tu arriveras au palais de mon père, le roi Alcinoos, présente-toi à lui ; ou
plutôt présente-toi à ma mère, la reine Arété, car c’est elle qui décide de
tout à la maison. Demande-lui de t’accorder l’hospitalité ; je suis sûre
qu’elle ne te la refusera pas.
    Ulysse suivit les instructions de Nausicaa. En entrant dans
la grande salle du palais, il aperçut Alcinoos et Arété assis devant la
cheminée où brûlait un feu de bois. Il en fut surpris, car, pendant son séjour
chez Calypso, il avait perdu le sens des saisons.
    « Nous devons être en hiver, songea-t-il ; voilà
pourquoi j’avais si froid en sortant de l’eau. »
    Comme l’avait prévu Nausicaa, Ulysse produisit une
impression favorable sur Arété et par conséquent sur Alcinoos. Émus par le bref
récit de ces récentes épreuves, ils lui offrirent l’hospitalité et l’invitèrent
à partager le souper qu’ils s’apprêtaient à prendre.
    — Malgré mes soucis et ma tristesse, répondit Ulysse, je
ne refuse pas. Rien n’est plus cynique que ce maudit ventre qui nous oblige à
penser à lui, fût-on consumé de chagrin.
    Le dîner réunissait une dizaine de convives. Nausicaa, placée
à côté d’Ulysse, se réjouissait de le voir faire honneur au repas, comme un
homme qui n’a rien mangé depuis trois jours. La courtoisie, à cette époque, interdisait
de poser à un invité, dès son arrivée, des questions sur son identité et sur
son passé ; Ulysse, de son côté, préférait ne pas se faire reconnaître ;
il laissa seulement entendre qu’il avait fait un long voyage et subi beaucoup d’épreuves.
    Lorsque le repas fut terminé, Alcinoos fit venir un aède
pour distraire ses convives. Les aèdes étaient des sortes de troubadours qui, s’accompagnant
sur leur lyre, chantaient des poèmes épiques de leur composition. Le poème qu’avait
choisi, ce soir-là, l’aède d’Alcinoos relatait les principaux événements de la
guerre de Troie.
    Ulysse n’avait pas coutume de manifester ses émotions ;
on pensait même souvent qu’il n’en éprouvait aucune. Il y avait pourtant deux
choses auxquelles il était profondément sensible : la première, on le sait,
était la musique ; et la seconde était l’évocation de souvenirs de sa
jeunesse, qui lui inspirait toujours un sentiment poignant de nostalgie. Si l’on
ajoute à cela qu’Ulysse, après les fatigues de ces derniers jours et le repas
plantureux qu’il venait de faire, était en état de moindre résistance nerveuse,
on comprend mieux le trouble profond qui le saisit. Le chant évoquait ses
propres exploits et le souvenir de ses compagnons disparus. Lorsque l’aède en arriva
à l’épisode du cheval de Troie, Ulysse ne put dominer son émotion. Cet homme
qui, pendant vingt ans, n’avait jamais perdu son sang-froid ; qui, alors
que des héros comme Achille n’avaient pas honte de verser parfois des larmes de
rage ou de chagrin, avait toujours gardé l’œil sec ; cet homme qui avait
donné la preuve de sa dureté en exigeant le sacrifice d’Iphigénie, en
abandonnant Philoctète sur son île, en laissant condamner Palamède à mort, en
incitant Pyrrhus à tuer le petit Astyanax ; cet homme enfin qu’on appelait
le rusé, le fourbe, le cruel, le froid, le dur Ulysse, sentit sa gorge se
serrer. Les larmes lui montaient aux yeux. Précipitamment, il se couvrit le
visage d’un pan de sa tunique. Il sanglotait.
    Nausicaa, qui ne le quittait pas des yeux, s’aperçut de

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