Les Dieux S'amusent
deux en même temps, afin qu’aucun de nous n’ait le chagrin de
survivre à l’autre.
Jupiter exauça ce vœu. Lorsque, bien des années plus tard, Philémon
et Baucis moururent, leurs corps furent transformés, l’un en chêne et l’autre
en tilleul ; mais leur tronc était commun afin que, même dans la mort, ils
ne fussent pas séparés.
Ayant constaté qu’Ulysse avait pris un plaisir particulier à
cette histoire d’amour exemplaire, Calypso jugea que le moment était bien
choisi pour renouveler à son amant la proposition d’immortalité qu’elle lui
avait faite, et à laquelle il n’avait toujours pas répondu.
Une fois de plus, Ulysse se dérobe. Elle s’impatiente alors
et lui adresse un ultimatum :
— Tu as eu tout le temps de réfléchir, il faut
maintenant te décider ; j’exige une réponse cette nuit même, avant que…
Elle hésite un instant puis reprend :
— Avant que le jour se lève.
Ulysse reste un instant perplexe. Ce qui l’étonnait et le
troublait, ce n’était pas l’ultimatum de Calypso, auquel il s’attendait depuis
quelque temps, mais les termes qu’avait employés Calypso pour en fixer le délai
d’expiration. À cette époque, en effet, chaque fois qu’on voulait évoquer le
lever du jour, on employait une formule poétique qui, à force d’être répétée, était
devenue un véritable cliché ; on disait : « Lorsque paraîtra l’Aurore
aux doigts de rose, qui se lève de bon matin… »
Or Ulysse avait remarqué qu’après un instant d’hésitation
Calypso s’était volontairement abstenue d’employer cette formule, et il se
demandait pourquoi.
Brusquement, une illumination se fit dans son esprit et il
comprit, à la fois, pourquoi Calypso avait évité de lui parler de l’Aurore aux
doigts de rose et pourquoi lui, Ulysse, poussé par quelque instinct obscur, hésitait
depuis plusieurs mois à accepter l’offre de l’immortalité : cette
réminiscence lointaine et vague, sur laquelle il ne parvenait pas à mettre le
doigt, lui était enfin revenue à la mémoire.
— Je vais à mon tour, dit-il à Calypso, te raconter une
histoire d’amour, ou plutôt te la rappeler, car tu la connais certainement. C’est
celle d’Aurore et de Tithon.
Aurore et Tithon
Aurore est la déesse qui, chaque matin, se lève la première
pour annoncer aux hommes le prochain lever du soleil en colorant de ses doigts
de rose le ciel d’orient. Toute déesse qu’elle fut, Aurore s’éprit un jour d’un
mortel, nommé Tithon. Elle lui promit l’immortalité s’il acceptait de l’épouser.
Tithon accepta et, pendant plusieurs années, n’eut qu’à se féliciter de cette
décision. Mais un jour il s’aperçut que ses cheveux grisonnaient, que des rides
se creusaient sur son front et qu’il avait du mal à lire de près. Il alla s’en
plaindre à Aurore.
— Je t’ai bien promis l’immortalité, lui répondit la
déesse, mais non la jeunesse éternelle, à laquelle seuls les dieux ont droit. Je
ne peux donc pas t’empêcher de vieillir.
Les années passèrent, Tithon se voûta, se dessécha, se
flétrit, se ratatina, perdit successivement rouie, la vue, l’odorat et le
toucher. Il finit par supplier Aurore, qui voulut bien y consentir, de le
laisser mourir.
— Et voilà pourquoi, conclut Ulysse en s’adressant à
Calypso, je n’ai pas besoin de réfléchir plus longtemps pour refuser ton offre.
Le départ d’Ulysse
À partir de ce jour, les relations entre Ulysse et Calypso s’altérèrent
rapidement. Ulysse, sombre et taciturne, ne pensait qu’aux moyens de quitter l’île,
et Calypso, aux moyens de l’en empêcher.
Cette situation d’équilibre aurait pu cependant se prolonger
longtemps encore, si Minerve n’était intervenue. Depuis quelques mois, sur l’Olympe,
le lobby pro-Ulysse, dirigé par Minerve et Mercure, avait sérieusement renforcé
sa position.
Apollon paraissait avoir oublié l’affaire des bœufs, et la
plupart des autres dieux manifestaient à l’égard d’Ulysse des sentiments de
neutralité bienveillante. Seul Neptune restait un adversaire irréductible. Mais
il s’absentait fréquemment de l’Olympe. Un jour qu’il était parti, Dieu sait
pourquoi, faire un voyage en Éthiopie, Minerve profita de son absence pour
aller plaider, une fois de plus, la cause d’Ulysse auprès de Jupiter ; cette
fois, elle emporta la décision : Jupiter donna pleins pouvoirs à Mercure
pour régler l’affaire avec
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