Les disparus
donc été
surpris, ce même jour, lorsque, son index reposant sur la photo de la mairie
– l'édifice à côté duquel s'était élevée pendant des générations la
boucherie de la famille Jager, jusqu'à ce qu'il ne reste plus aucun de ces
Jäger, l'endroit où la moitié des Juifs de Bolechow encore vivants après la
première Aktion, deux mille cinq cents personnes environ, ont été forcés
à se rassembler au cours des premiers jours de septembre 1942, et d'où, après
de nombreuses exécutions sommaires dans la cour du ratusz qui avaient réduit
ce nombre a cinq cents personnes peut-être, elles ont été conduites de force à
la gare et embarquées dans les wagons à destination de Belzec —, j'ai donc été
surpris quand cet homme corpulent, le doigt pointé sur la photo de Matt du
bâtiment vieillot, s'est mis à trembler, le doigt, puis la main et le bras
entier, avec une violence telle que ma mère a dit, Tout va bien, je vais vous
chercher un verre d'eau, ce qu'elle a fait, et qu'il a fallu quelques minutes
pour que Shlomo se calme et puisse dire, Je suis désolé, il s'est passé des
choses terribles là-dedans...
Frydka et Lorka étaient donc à la Fassfabrik avec les
Adler, disait Jack. Mais c'était après la seconde Aktion. A ce
moment-là, elles étaient probablement les seuls membres survivants de ma famille
à Bolechow.
Quelle qu'ait été la
date exacte, tout le monde dans la salle à manger de Jack s'est accordé pour
dire que la seconde Aktion avait été de loin l'événement le plus
horrible et le plus dévastateur pour les Juifs de Bolechow.
Pourquoi en a-t-il été ainsi ? Parce que entre la fin de
l'été et le début de l'automne 1941, lorsque la première Aktion a
eu lieu, peu de temps après l'invasion de la Pologne orientale par les nazis,
et la fin de l'été 1942, lorsque la seconde Aktion a eu lieu, les objectifs
et les méthodes des gouverneurs allemands des territoires occupés, appelés Generalgouvernement, avaient changé. Dans tous les territoires occupés de l'Est, à la fin de
l'été et à l'automne 1941, les unités SS spéciales, connues sous le nom de Einsatzgruppen, qui avaient été envoyées pour tuer les Juifs des villes occupées, avaient
procédé plus ou moins comme les troupes allemandes et leurs alliés ukrainiens
s'y étaient pris jusqu'alors pour tuer les mille Juifs de Bolechow au cours de
la première Aktion : ils les avaient emmenés dans des forêts, dans des
ravins ou dans des cimetières, dans des endroits à l'écart où des fosses
communes avaient été creusées obligeamment par les gens du coin, et les avaient
abattus là. Entre-temps, cette méthode avait été jugée trop traumatisante pour les
membres des Einsatzgruppen. Dans ce qui est considéré comme le livre de
référence sur les camps d'extermination en Pologne orientale – les camps
de la mort de l'opération dite Reinhard : Treblinka, Sobibor et Belzec –,
l'auteur, Yitzhak Arad, explique que « l'exposition prolongée des membres
des Einsatzgruppen au meurtre de femmes, d'enfants et de personnes âgées
avait un effet psychologique sur certains d'entre eux qui pouvait conduire
jusqu'à la dépression nerveuse ». Pour soutenir ce point de vue, qui est
aujourd'hui bien connu, il cite le rapport d'un témoin oculaire d'une visite du
Reichsfürhrer Heinrich Himmler il Minsk, à la fin de l'été 1941, où ce dernier
a assisté à l'exécution d'une centaine de Juifs – soit un dixième, il est
peut-être important de s'en souvenir, de ceux qui ont été tués au cours de la
première Aktion à Bolechow :
Lorsque les coups de feu ont commencé, Himmler est devenu
de plus en plus nerveux. A chaque rafale, il baissait les yeux vers le sol...
L'autre témoin était l'Obergruppenführer von dem Bach-Zelewski... Von dem Bach
s'est adressé à Himmler : « Reichsführer, il ne s'agit que de cent...
Regardez bien dans les yeux les hommes de ce commando, voyez à quel point ils
sont secoués. Ces hommes sont finis. »
Arad note, en citant ce passage, que le mot qu'il traduit
par « finis est fertig, qui veut dire aussi, nous le savons,
« prêt », comme lorsque mon grand-père, en regardant sa quatrième
femme, celle qui avait été à Auschwitz, alors qu'ils faisaient leurs bagages
pour un nouveau séjour estival à Bad Gastein, la station thermale autrichienne
où elle voulait aller chaque année, insistait-elle mystérieusement, avait dit, Also,
fertig ?
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