Les disparus
Matt
demandait toujours quelle impression faisaient ces événements.
Je veux dire, a-t-il poursuivi, il y avait des gens, des
membres de vos familles qui avaient été tués, c'était atroce de toute évidence.
Alors quand vous vous rencontriez dans la rue, à ce moment - là, pendant
les périodes de la journée où vous étiez autorisés à sortir, qu'est-ce que vous
vous disiez, des choses du genre, « Je suis désolé, j'ai appris pour ta
mère », vous en parliez ou pas ?
Il ne me serait jamais venu à l'esprit de poser ce genre de
questions.
Meg a dit, Il n'y avait qu'un seul sujet de conversation.
Jack a ri, d'un rire sombre, et dit, Non, trois. Meg n'a pas ri, mais elle a
compris la plaisanterie de Jack. Oui, a-t-elle dit, trois : nourriture,
nourriture et nourriture.
Pendant que les quatre
survivants discutaient de la période entre la première grande Aktion et
la seconde, j'ai essayé de concilier ce que j'entendais et ce qu'on m'avait
raconté précédemment. Tante Miriam – qui, lorsqu'elle m'écrivait trente
ans auparavant, avait eu accès à des survivants, qui étaient morts au moment où
j'avais commencé à poser mes questions, mais avaient peut-être eu une plus grande
intimité avec mes parents et des souvenirs plus précis de ce qui leur était
arrivé – pensait qu'Ester et deux des filles avaient péri en 1942 ; cela
aurait eu lieu, de toute évidence, au cours de la seconde Aktion. La
fille aînée, m'avait-elle écrit, avait rejoint les partisans et était morte
avec eux : il s'agissait de Lorka et, d'après ce que savaient les survivants de
Sydney, tout cela était vrai. Mais Miriam avait entendu dire que Shmiel et une
autre fille avaient péri en 1944, alors que le groupe de Sydney était
pratiquement certain que Shmiel, Ester et Bronia, la benjamine, avaient été
emportés dans la seconde Aktion.
Peut-être que ce qui s'était passé, me suis-je dit, c'était
ceci : Lorka s'était retrouvée dans les forêts avec les partisans, très
probablement les Babij, comme tout le monde en convenait. En ce qui concernait
les autres, Miriam avait entendu dire qu'Ester et deux de ses filles étaient
mortes au cours de l'année 1942, alors qu'en vérité Ester et deux de ses filles
étaient mortes dès 1942 : Ruchele en octobre 1941, au cours de la
première Aktion, et Ester et Bronia en septembre 1942, au cours de la
seconde. Et peut-être que Frydka était en effet morte en 1944, comme l'avait
entendu dire Miriam après avoir rejoint les partisans, comme tout le
monde le disait (tout le monde, en tout cas, s'accordait pour dire qu'elle
était encore vivante en 1943, avant que les ultimes liquidations eussent lieu).
Cela ne laissait que Shmiel qui, quoi qu'il ait pu lui
arriver jusqu'en 1944, était alors à des années-lumière, semblait-il, du monde
de 1939, lorsqu'il écrivait les lettres où l'on pouvait encore, c'était mon
impression, entendre sa voix : fière, désespérée, dictatoriale, amère, pleine
d'espoir, épuisée, troublée. Qu'était-il arrivé, essayais-je de concevoir en
écoutant les Australiens, à Oncle Shmiel ?
Jack pensait, avait-il dit, qu'il avait été arrêté au cours
de la seconde Aktion, puisque plus personne ne l'avait revu ensuite.
Mais, comme Meg me l'avait rappelé, on n'avait plus le droit de marcher dans
les rues après la seconde Aktion : bien des gens n'avaient plus été
revus après la seconde Aktion, mais cela ne signifiait pas
nécessairement qu'ils n'étaient pas encore vivants. Et pourtant, si Shmiel
avait survécu à la seconde Aktion, alors Frydka, que Jack avait vue
régulièrement après cela – puisqu'elle venait souvent dans sa maison qui
avait été transformée en un des Lager, les dortoirs pour les gens qui
travaillaient dans les camps de travaux forcés –, lui en aurait sûrement
parlé à un moment quelconque, et il est probable qu'il s'en serait souvenu.
Mais l'impression de Jack, même après avoir vu Frydka régulièrement jusqu'en
novembre 1942, lorsque tout le monde était dans un Lager ou un autre
– parce que sinon vous étiez mort ou caché, ou encore transféré dans le
ghetto de Stryj –, c'était que Shmiel avait péri en septembre 1942, en
même temps que sa femme et sa plus jeune fille. L'information de Tante Miriam
était donc sans doute erronée. Peut-être que ce n’était qu'un vœu pieux (et, en
effet, comme Bob devait me le rappeler quand je l'ai rencontré en privé,
quelques jours après la
Weitere Kostenlose Bücher