Les disparus
Bruder, « pour
te souvenir de ton frère », et puis une inscription un peu plus longue qui
mentionne la date : le 19 avril 1939. A ses frères et sœurs, Shmiel n'écrivait
qu'en allemand, alors que ce n'était pas la langue dans laquelle ils se
parlaient autrefois, qui était le yiddish, ni l'une de celles qu'ils
employaient pour parler aux Gentils dans leur ville ou dans d'autres villes,
qui était soit le polonais, soit l'ukrainien. Pour eux, l'allemand restait la
langue supérieure, officielle, la langue du gouvernement et de l'école
primaire, une langue qu'ils avaient apprise dans une grande et unique salle de
classe où était accroché (je l'ai appris) un grand portrait de l'empereur
austro-hongrois, François-Joseph I er , qui serait ensuite remplacé
par celui d'Adam Mickiewicz, le grand poète polonais, puis par celui de
Staline, puis par celui de Hitler et puis par celui de Staline, et enfin
– bon, arrivé à ce point, il n'y avait plus de Jäger pour aller à l'école
et voir quel portrait s'y trouvait accroché. Mais c'était l'allemand qu'ils
avaient appris, Shmiel, ses frères et ses sœurs, à l'école Baron Hirsch, et
c'était l’allemand qu'ils avaient encore en tête quand ils s'écrivaient des
choses sérieuses. Par exemple (quatre décennies après que ces frères et sœurs
ont appris leurs Du et Sie, et der et dem, et ein-zwei-drei),
Ce que tu lis dans les journaux représente à peine dix pour cent de ce qui se
passe ici. Ou encore, plus tard, Je vais, pour ma part, écrire une
lettre adressée au Président Roosevelt et je vais lui expliquer que tous mes
frères et sœurs sont déjà aux Etats-Unis et que mes parents y sont même
enterrés, et peut-être que ça marchera.
L'allemand, la langue des choses
graves, était celle qu'ils lisaient et écrivaient avec quelques rares fautes
d'orthographe ou de grammaire, avec peut-être quelques écarts en yiddish
parfois, encore plus rarement en hébreu, qu'ils avaient aussi appris par cœur à
l'époque où ils étaient encore des petits garçons et des petites filles,
pendant le règne de l'empereur dont l'empire allait très bientôt disparaître. Des
écarts comme celui qui figure dans une lettre où Shmiel écrit, Fais tout ce
que tu peux pour me sortir de ce Gehenim. Gehenim en hébreu signifie
« enfer », et quand j'ai lu cette lettre pour la première fois, au
cours d'une année qui était aussi éloignée de celle où Shmiel l'avait écrite
que l'était l'année où il l'avait écrite de celle de sa naissance, j'ai été
saisi par une soudaine bouffée de quelque chose de si ténu que j'aurais presque
pu le perdre complètement : une perception fugace mais intense de ce qu'avaient
été, peut-être, son enfance et celle de mon grand-père, de la façon, peut-être,
dont leur père, mi-furieux, mi-amusé, avait sans doute employé l'hébreu pour
réprimander ses enfants ou se plaindre du Gehenim qu'était devenue sa
vie à cause d'eux, ne se doutant pas en 1911 quel genre d'enfer allait devenir
sa petite ville.
Donc, l'allemand est la langue
qu'ils s'écrivaient. Mais l'unique fois où j'ai entendu mon grand-père parler
l'allemand, c'était bien après que Shmiel n'était plus rien d'autre que la
terre et l'atmosphère d'une prairie en Ukraine, lorsque mon grand-père, se
préparant à contrecœur au départ annuel pour le spa, Bad Gastein, où sa
quatrième épouse le forçait à se rendre, avait dit à cette femme (qui avait un
numéro tatoué sur l'avant-bras et qui, ayant été une Russe bien élevée, sous
d'autres régimes des décennies plus tôt, dédaignait de parler le yiddish),
alors qu'ils finissaient de faire leurs nombreux bagages et de préparer les
provisions spéciales pour Schloimele : Also, fertig? — Alors, prête? —
ce qui explique peut-être pourquoi j'associerais toujours par la suite
l'allemand, même après avoir appris à le lire et à le parler, à ces vieux Juifs
qu'on forçait à aller dans des endroits où ils ne voulaient pas aller.
Zur Erinnerung, pour te souvenir de moi. Cette photo, avec son inscription,
est la raison pour laquelle, jusqu'à une époque bien plus tardive, Shmiel était
le seul des six dont nous connaissions le jour et l'année de naissance. Ce 19
avril était son quarante-quatrième anniversaire, mais il n'avait pas écrit
« à l'occasion de son 44 e anniversaire » ; il avait opté
pour « dans sa 44 e année », et en lisant cela, je suis
frappé par le fait que
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