Les disparus
mère en
Israël, Elkana, le fils du frère sioniste qui avait eu le bon sens de quitter
la Pologne dans les années 1930, un homme qui, plus que tout autre vivant, me
rappelle à présent son oncle, mon grand-père — avec cet air d'autorité
omnisciente et ce sens de l'humour tordu, sa largesse pour ce qui est des
histoires de famille et de l'amour de la famille, un homme qui, s'il n'avait
pas changé son nom de famille pour se conformer à la politique hébraïsante de
Ben Gourion dans les années 1950, répondrait encore aujourd'hui au nom d'Elkana
Jäger, le nom qu'on lui avait donné à la naissance et qui, à quelques
variations d'orthographe près, était le même que celui porté par un homme de
quarante-cinq ans qui portait des chapeaux mous et était tombé raide mort, un
matin, dans un spa de la province d'un empire qui n'existe plus –, mon
cousin Elkana avait dit, Il avait des camions, et les nazis avaient
besoin des camions.
Une fois, j'ai entendu quelqu'un
dire, Il était l'un des premiers sur la liste.
J'entendais donc ces choses,
quand j'étais enfant. Avec le temps, ces bribes de murmures, ces fragments de
conversations, que je savais être censé ne pas entendre, ont fini par
s'agglutiner pour former les vagues contours de l'histoire que, pendant
longtemps, nous avions pensé connaître.
Un jour, alors que j'étais un peu
plus âgé, j'ai eu l'audace de demander. J'avais presque douze ans, et ma mère
et moi gravissions les marches larges et basses de l'escalier de la synagogue à
laquelle nous appartenions. C'était l'automne, les Jours Austères : nous nous
rendions à l'Yizkor, le service de commémoration. Cette fois-là, ma mère avait
dû lire le Kaddish, la prière des morts, uniquement pour sa mère, qui était
morte de manière si inattendue après lui avoir confié un billet de vingt
dollars (et elle l'a encore : le billet est soigneusement rangé dans le sac en
cuir rouge au fond d'un tiroir dans sa maison de Long Island, et elle le sort
de temps en temps pour me le montrer, en même temps que les lunettes et la
prothèse auditive de mon grand-père, comme si c'étaient des reliques)
– « uniquement pour sa mère », puisque tous les autres étaient
encore en vie : son père, ses sœurs et ses frères, tous ceux qui étaient venus
d'Europe, cinquante ans plus tôt, tous à l'exception de Shmiel. Nous montions
lentement les marches basses, ce soir-là, afin que ma mère pût pleurer sa mère.
Peut-être que c'était parce que j'avais les yeux bleus, comme elle et sa mère,
qu'elle m'avait emmené, ce soir-là. Le soleil se couchait et l'atmosphère
s'était soudain rafraîchie, et c'était pour cette raison que ma mère avait
décidé de retourner dans le parking pour prendre un pull dans la voiture, et
pendant ce bref délai supplémentaire avant que commence l'effrayante
(pensais-je) prière, elle s'était mise à parler de sa famille, de ses parents
décédés, et j'avais mentionné ceux qui avaient été tués.
Oui, oui, avait dit ma mère. A
l'époque, elle était à l'apogée de sa beauté : les pommettes saillantes, la
mâchoire carrée, le grand sourire photogénique de star du cinéma, avec les incisives
un peu en avant très sexy. Ses cheveux, qui s'étaient assombris avec le temps
pour prendre une riche couleur auburn avec quelques mèches blondes, seul signe
à présent qu'elle avait été une blonde filasse, comme l'avaient été sa mère et
sa grand-mère, comme l'était autrefois mon frère Matt (Matthew, Matt, qui avait
le visage fin, quelque peu allongé, les pommettes saillantes, d'une icône de
l'Eglise orthodoxe, des yeux couleur ambre, bizarrement félins, et une crinière
de cheveux blond platine dont j'étais, avec ma masse de cheveux noirs, bouclés
et incontrôlables, secrètement jaloux) – les cheveux de ma mère s'étaient
soulevés dans le vent d'automne qui s'était levé. Elle avait soupiré et dit,
Oncle Shmiel et sa femme, ils avaient quatre filles superbes.
Au moment où elle avait dit ça, un
petit avion était passé au-dessus de nos têtes en faisant beaucoup de bruit et,
pendant un instant, j'ai cru qu'elle avait dit fauves et non filles, ce
qui m'avait un peu troublé, puisque j'avais toujours su, même si nous savions
si peu, que nous savions au moins ceci : ils avaient quatre filles.
Ma confusion n'avait duré qu'un
instant, puisque ma mère avait ajouté quelques secondes plus tard, d'une voix
légèrement
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