Les disparus
altérée, comme si elle se parlait à elle-même, Ils les ont toutes
violées et ils les ont tuées.
J'étais resté pétrifié. J'avais
douze ans et j'étais un peu en retard pour mon âge, sexuellement. Ce que
j'avais ressenti, quand j'ai entendu cette histoire choquante – d'autant
plus choquante, semblait-il, en raison du ton très détaché sur lequel ma mère
avait laissé passer cette information, comme si elle s'était adressée non pas à
moi, son enfant, mais à un adulte qui avait une parfaite connaissance du monde
et de ses cruautés –, ce que j'avais ressenti, plus que tout, c'était de
la gêne. Non pas de la gêne vis-à-vis de l'aspect sexuel de l'information dont
on venait de me faire part, mais plutôt une gêne du fait que toute envie de la
questionner plus avant sur ce détail rare et surprenant pourrait être mal interprétée
par ma mère comme l'expression de ma lubricité. Et donc, étranglé par ma propre
honte, j'avais laissé passer ce commentaire. Ce qui, bien entendu, avait dû
frapper ma mère comme étant plus étrange que si je lui avais demandé de m'en
dire plus. Ces choses tournaient à toute vitesse dans ma tête alors que nous
gravissions de nouveau les marches de l'escalier de la synagogue et, au moment
où j'ai été capable de formuler, laborieusement, une question sur ce qu'elle
venait de dire, formulée d'une manière qui ne paraissait pas déplacée, nous
étions arrivés devant la porte et puis à l'intérieur, et il était temps de dire
les prières pour les morts.
Il est impossible de prier pour les morts si vous ne connaissez pas leurs
noms.
Bien entendu, nous connaissions Shmiel : en dehors de tout le reste, c'était le prénom hébraïque de mon frère
Andrew. Et, nous le savions, il y avait eu Ester — pas
« Esther », comme je l'ai découvert par la suite — la femme. D'elle,
je n'ai pratiquement rien su pendant longtemps en dehors de son prénom et, plus
tard, de son nom de jeune fille, Schneelicht, que j'ai eu le plaisir
obscur de pouvoir traduire en « Neige-lumière », quand j'ai étudié
l'allemand à l'université.
Shmiel, donc. Et Ester et Schneelicht. Mais des
quatre filles superbes, mon grand-père, pendant toutes ces années où je l'ai
connu, toutes ces années où je l'ai interrogé et où je lui ai écrit des lettres
remplies de questions numérotées sur la mishpuchah, la famille, n'a pas
prononcé une seule fois leur nom. Jusqu'à la mort de mon grand-père, nous ne
connaissions que le nom d'une seule fille et cela parce que Shmiel l'avait
écrit lui-même au dos d'une de ces photos, de cette écriture volontaire et
penchée qui me deviendrait si familière par la suite, après la mort de mon
grand-père. Au dos d'un instantané de lui-même, de sa femme corpulente et de sa
petite fille en robe sombre, le frère de mon grand-père avait écrit une brève
inscription en allemand, Zur Errinerung, puis la date, 25/7/1939, et
enfin les noms de Sam, Ester, Bronia, et nous savions donc que le nom de
cette fille était Bronia. Les noms sont soulignés au feutre bleu, le genre de
stylo préféré de mon grand-père, quand il était vieux, pour écrire ses lettres
(il aimait décorer ses lettres avec des illustrations : une de ses favorites
était un marin fumant la pipe). Ce soulignage m'intéresse. Pourquoi, je me
demande à présent, a-t-il éprouvé le besoin de souligner leurs noms que, de
toute évidence, il connaissait ? Est-ce qu'il a fait ça pour lui, au cours des
nuits de son grand âge qu'il passait assis, je ne sais quand et combien de
temps, à contempler ces photos ? Ou bien est-ce quelque chose qu'il voulait que
nous voyions ?
Cette formule allemande, Zur
Erinnerung, « en souvenir de », apparaît, quelquefois mal
orthographiée, toujours écrite de la main énergique de Shmiel, sur presque
toutes les photos que Shmiel a envoyées à ses frères et sœurs en Amérique. Elle
est là encore, par exemple, au dos d'un instantané sur lequel Shmiel pose avec
ses chauffeurs à côté d'un de ses camions, image d'un marchand prospère, cigare
dans la main droite, la main gauche enfoncée dans la poche du pantalon,
écartant le pan de veste juste assez pour qu'on puisse voir la chaîne de sa montre
en or scintiller, sa petite moustache, prématurément blanchie, dans le style
brosse à dents rendu célèbre par quelqu'un d'autre, parfaitement taillée. Au
dos de la photo, Shmiel a écrit Zur Errinerung an dein
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