Les disparus
ses histoires figurer dans mon livre.
Elle savait que dès l'instant qu'elle m'autoriserait à raconter ses histoires,
elles deviendraient les miennes.
Je ne peux pas donc vous raconter ce qu'elle a dit pendant
notre interview. Mais je peux vous dire que lorsque nous sommes arrivés dans
l'appartement minuscule, qui sentait un peu le renfermé, de Salamon Grossbard,
dans le centre de Sydney, nous n'avons pas trouvé les sandwichs attendus. Une
petite table avait été soigneusement dressée dans la cuisine du vieux monsieur,
sur laquelle chauffaient quatre réchauds en argent. Meg, qui affichait un large
sourire, nous a fait entrer dans la cuisine.
Maintenant je dois vous dire, a-t-elle annoncé, que j'ai
préparé un déjeuner que votre grand-père aurait adoré. J'ai cligné les yeux.
OK, ai-je dit un peu méfiant. Typique de Bolechow ! a-t-elle déclaré, avec
un grand geste de la main en direction des réchauds. Un déjeuner à la Bolechow ! Puis elle m'a regardé attentivement et elle a dit, Mais je n'étais pas sûre
de... Quelle était la nationalité de votre grand-mère ?
Russe, ai-je dit. J'ai pensé à la petite maison en bois
d'Odessa ravagée par l'incendie, à l'adolescente « traversant l'Europe a
pied ». Oh, ai-je pensé, moi aussi j'aurais des histoires à vous raconter.
Ah, russe, a dit Meg, se taisant un instant. Et votre père ?
Le père de mon père était de Riga, en Lettonie, ai-je dit.
Il était né sur le bateau. Il avait un jumeau. Lui aussi, il avait parcouru
de grandes distances pour créer une nouvelle vie, pour se réinventer lui-même,
loin de son propre passé ; lui aussi, comme son père, était venu de très loin
pour pouvoir vivre sa vie, comme mon arrière-grand-mère, comme mon grand-père,
elle pour rester silencieuse, lui pour raconter ses histoires.
Et sa mère était de Cracovie, ai-je ajouté pour jouer la
carte de la Galicie.
Ah, de Cracovie, a dit Meg, satisfaite. Vous savez ce que
c'est que la kasha ?
La kasha ! ai-je dit, on adore la kasha ! Ma grand-mère avait l'habitude de faire des plats de kasha chaude pour
mon grand-père
– les grains de sarrasin qui sont d'abord bouillis,
puis frits avec des oignons, et servis avec des pâtes en forme de
papillon –, qu'il mangeait comme du porridge, avec une grande précision,
en commençant par le bord du bol et en progressant vers le centre. Comme ça,
tu ne te brûles pas la langue, me disait-il, tout en soufflant sur le petit
monticule de kasha dans sa cuillère.
Vous savez ce que sont les pierogis ? a poursuivi
Meg. Bien sûr, avons-nous répondu en chœur, on adore les pierogis ! Le
soir du jour où nous étions arrivés tous les quatre en Pologne, le soir qui
avait précédé notre visite d'Auschwitz, au début de notre voyage en Ukraine,
Alex Dunai nous avait emmenés dans un restaurant polonais
« traditionnel ». Là, après avoir mis un de ces petits pâtés dans la
bouche, Matt nous avait regardés et s'était écrié, Ce n'est pas de la cuisine
polonaise, c'est de la cuisine juive !
Vous savez ce que c'est que golaki ? a demandé Meg,
ravie. Gawumpkee. J'ai pensé à Mme Wilk, avec ses hanches larges,
montant les marches étroites conduisant à la maison de mes parents, pendant
toutes ces années, apportant de temps en temps ces énormes pots de chou farci.
Bien sûr que nous savions ce que c'était.
Oui, ai-je dit, nous savons ce que c'est que golaki.
Ah ! s'est exclamée Meg, vous savez ! Et vous
voyez, je me suis dit, pour être bien sûre... Je me suis dit, peut-être qu'ils
n'aiment pas ce genre de nourriture, j'ai acheté un poulet grillé, pour être
sûre. Après tout, vous êtes américains de la deuxième génération.
Elle a prononcé le mot deuxième sans la moindre trace
de dédain.
Vous savez, a-t-elle continué, il n'y a plus beaucoup de
gens de chez nous qui restent et qui connaissent cette nourriture, très peu de
survivants de la Galicie. Parce que ceux de l'Ouest, ils les ont mis dans des
camps, et il y avait donc plus de chances de survivre, mais nous, ils nous ont
abattus dans les fosses communes.
Il était difficile de penser que nous étions en train de
parler de nourriture.
Et à ce moment-là, traînant les pieds et s'appuyant sur un
déambulateur, vêtu d'un chic pyjama d'une couleur que mon grand-père, qui avait
passé toute sa vie dans une entreprise produisant des galons et de la
passementerie et qui parlait des couleurs avec la même délectation que
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