Les disparus
les gens
éprouvent en parlant de parfums de glaces, aurait certainement appelé bleu
de France est entré M. Grossbard. D'une voix faible et haut perchée, il
s'est présenté, nous a dit combien il était content de nous voir travailler sur
ce projet, avant de s'asseoir pour déjeuner.
J'ai été tellement surpris, dans un premier temps, que je
n'ai pas su quoi dire.
Chacun se sert comme il veut, a dit Meg, servez-vous, s'il
vous plaît .
J'avais le sentiment qu'elle se réjouissait de nous avoir
surpris .
Je me suis assis à côté de M. Grossbard et j'ai mis en
marche mon magnétophone.
Mon Dieu, a dit Matt. Je n'ai pas vu cette nourriture depuis
mon enfance !
Souvenez-vous, ai-je dit à Meg, mon cerveau tournant à cent
à l'heure, que nous étions de Bolechow, nous aussi, il y a bien longtemps.
Bolechow, c'était une jolie petite ville, a dit M.
Grossbard. Une ville heureuse. Il y avait douze mille habitants. Trois cultures
différentes. Trois mille Juifs, six mille Polonais, trois mille Ukrainiens .
Il a parlé de son enfance, des années pendant lesquelles mon
grand-père vivait encore là-bas.
Il était donc là. Sur son pyjama bleu de France, il portait
une robe de chambre d'une couleur qu'on aurait pu appeler bordeaux . Les
montures épaisses de ses lunettes accentuaient l'impression de verticalité
produite par son visage. Il y avait deux touffes de cheveux blancs de chaque
côté de sa tête, avec quelques mèches soigneusement rabattues sur le sommet du
crâne. Sans doute à cause de son grand âge, je pensais en le regardant aux
visages émaciés de ces momies égyptiennes ou précolombiennes, qui donnent
l'impression que tout ce qui en était étranger a été éliminé avec le temps : il
n'y avait plus que les pommettes saillantes d'Inca, le nez busqué et
aristocratique, la grande bouche intelligente, les fanons antiques qui
pendaient sur la gorge. Et cependant tout cela était adouci en quelque sorte
par la présence des deux grandes oreilles, presque comiques, qui lui donnaient
par moments l'allure d'un enchanteur. Lorsqu'il a parlé d'une voix tellement
érodée qu'elle n'était plus qu'un murmure, il s'est penché parfois en avant et
a claqué ses mains sur ses cuisses osseuses pour souligner un point. À d'autres
moments, il se balançait légèrement en arrière, les mains levées et les doigts
écartés, comme un pêcheur qui aurait décrit sa prise, comme pour mesurer
quelque chose : le temps passé, sa vie. Le déambulateur qu'il avait gardé près
de lui avait un aspect presque cérémoniel, comme s'il avait été l'emblème d'un
obscur pouvoir religieux ou politique. Pendant qu'il parlait, il pétrissait de
temps en temps sa main droite avec la gauche, geste qui lui donnait un air
agité.
C'était une jolie petite ville, a-t-il répété.
Je sais, ai-je dit.
Bon appétit ! a-t-il
dit.
Je suis tellement contente, a dit Meg.
Et c'est tout ce
que je peux vous raconter. Une fois le déjeuner terminé, nous nous sommes
installés dans la salle de séjour où, pendant des heures, elle a parlé, et son
beau-frère a raconté, à mon enchantement, son enfance pendant la Première
Guerre mondiale, évoqué sa maison de la rue Dlugosa à Bolechow, sa maison
natale dont il a fini par hériter, avec sa femme et son enfant qui n'ont pas
survécu à la guerre, la rue Dlugosa dans laquelle Shmiel Jäger avait emménagé,
à un moment donné dans les années 1930, avec sa femme et ses quatre filles (le
boucher ? C'était un homme grand et fort, un homme très gentil, bien sur que je
le connaissais, nous nous croisions très souvent, les enfants, je ne m'en
souviens pas très bien) ; la façon dont il avait été, lorsqu'il avait voulu
s'engager dans l'armée polonaise au début de la guerre en 1939, rejeté parce
qu'il était juif (et pourtant j'étais ingénieur, et ils avaient besoin d'ingénieurs !
s'est-il exclamé, riant haut et fort pour quelqu'un qui avait vécu près de cent
ans. Il s'est interrompu un instant avant de s'écrier, C'était la
Pologne !). Même si je ne peux pas vous raconter en détail ce qui s'est
dit ce jour-là, je peux vous dire que j'étais content du fait que Meg avait
changé d'avis, quelle qu'en fût la raison, et qu'elle nous a beaucoup parlé, et
que son beau-frère s'est senti assez fort pour enfiler sa robe de chambre,
marcher péniblement dans couloir et s'asseoir avec nous pendant quelques
heures.
Juste avant de quitter la table du
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