Les disparus
dans le bazar de chaque
ville, petite ou grande, pour prendre des nouvelles du monde et chercher des
visages d'étrangers sympathiques comme eux. Et dans un de ces bazars, dans un
de ces endroits, Ignacy Taub était tombé sur des parents de Bolechow.
C'est une histoire vraie, a dit Adam.
Je n'en doutais pas. J'ai pensé au type dans l'ascenseur à
Prague, le jour où Froma et moi étions revenus de Theresienstadt, qui s'était
tourné vers nous et avait dit à brûle-pourpoint, Oui, j'étais à Babi Yar. A
la femme de Beth Hatefutsoth qui s'est révélée être Yona. A la femme du marché
aux puces à New York qui, un jour d'été, alors qu'elle essayait de me vendre un
morceau de tissu, a penché la tête sur le côté et dit, Vous avez perdu un
parent pendant l'Holocauste, n'est-ce pas ? J'ai pensé à Shlomo, me demandant
dans la voiture en route pour Beer Sheva, Avez-vous entendu parler d'un
habitant de Bolechow, un journaliste américain célèbre du nom de Krauthammer ?
et moi répondant, Non, je n'ai entendu parler que d'un éditeur américain
célèbre du nom de Wieseltier ; et puis, Yona se tournant vers moi pour me dire
que son nom était Wieseltier. Peut-être n'y avait-il pas de
coïncidences, me suis-je dit. Ou peut-être était-ce simplement un problème
statistique. Peut-être y avait-il tant de fantômes juifs que vous finissiez
forcément par en rencontrer un.
Après avoir dit adieu à Ignacy dans ce bazar du Kirghizstan,
a dit Adam, il avait rencontré deux personnes de Bolechow. Il ne se souvenait
pas dans quelle ville il avait dit adieu à Ignacy, mais c'était vers le milieu
de l'année 1943, ce qui veut dire à l'époque où les derniers Juifs de Bolechow
étaient liquidés. Et il savait aussi que c'était près de la frontière chinoise.
On peut voir les choses autrement en disant qu'au moment où Bumo Kulberg, un
jeune Juif d'une petite ville de Pologne, arrivait en Chine, il n'y avait plus
de Juifs à Bolechow, en dehors de ceux qui vivaient dans des caves, des
greniers, des granges ou des trous creusés dans la forêt. Parmi ces Juifs
cachés, au moins pour un certain temps encore, se trouvaient, croyons-nous,
Shmiel et Frydka Jäger.
Avec ses deux nouveaux amis de Bolechow – l'un d'eux,
je ferais aussi bien de le dire, s'appelait Naphtali Krauthammer -Bumo avait
entendu dire que, à quelque distance de l'endroit où ils étaient alors, se
trouvait un camp de réfugiés de Pologne, sur la frontière septentrionale de
l'Ouzbékistan, une localité appelée Tokmok. Bumo avait décidé, à ce moment-là,
d'entrer en contact avec des Polonais ; son projet initial de rejoindre la
Palestine ayant échoué, il était impatient de trouver l'armée d'Anders, le
bataillon polonais créé en 1941, après que les Allemands avaient attaqué
l'Union soviétique ; Staline avait alors compris que les nombreux Polonais qui
languissaient dans les prisons soviétiques seraient plus utiles à combattre les
Allemands. Les exploits de cette unité étaient déjà célèbres et Bumo avait
entendu dire qu'un capitaine dans le camp de réfugiés de Tokmok projetait
d'aller en Iran pour rejoindre l'armée d'Anders.
Le trajet de Frounze à Tokmok était toutefois difficile. Il
n'y avait pas de routes commodes et le terrain était montagneux. Certains pics
atteignaient cinq ou six mille mètres d'altitude. D'un lieu d'habitation à un
autre, il fallait parcourir de nombreux kilomètres, se souvenait Bumo. Ce
n'était même pas des maisons : c'étaient des yourtes, des tentes faites de
feutre et de jeunes arbres, utilisées depuis toujours par les nomades des
steppes de l'Asie centrale. Alors que Bumo, Naphtali et Abraham progressaient
vers Tokmok, ils avaient été pris dans une violente tempête de sable et
contraints de se réfugier dans une yourte habitée par un jeune couple avec un
petit enfant. Ces gens hospitaliers avaient offert à manger aux trois hommes à
l'allure étrange : une sorte de farine pâteuse avec de l'agneau. C'était
délicieux.
C'était à peu près à l'instant où Bumo se régalait de ce
repas savoureux que Ciszko Szymanski, comme j'allais le découvrir plus tard,
était en train de crier, Si vous la tuez, alors vous devrez me tuer
aussi !
Et c'est ce qu'ils ont fait.
Le jeune couple avait offert aux trois hommes un endroit où
dormir. Il leur avait donné des sortes de matelas roulés à déployer près du feu
: la place d'honneur. Il faisait horriblement chaud
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