Les disparus
blancs. A la gare,
des gens leur avaient demandé où ils allaient, s'ils pouvaient leur être d'une
aide quelconque ; mais, bien entendu, Bumo et Ignacy savaient bien qu'ils ne
pouvaient révéler leur intention de passer d'Iran en Palestine. Et ils
n'avaient donc rien dit. Ashgabat se situait à quatorze kilomètres seulement de
la frontière iranienne.
On était au début de l'année 1942. Alors que les deux
garçons de Bolechow étaient à deux pas du pays du Trône du Paon, terrifiés à
l'idée de simplement mentionner le pays où ils désiraient se rendre, une jeune
fille de dix-neuf ans qui serait un jour Meg Grossbard posait les yeux pour la
dernière fois sur Lorka Jäger chez leur amie commune, Dusia Zimmerman, qui,
elle aussi, apprendrait un jour quelque chose sur la sagesse de la discrétion
absolue.
A Ashgabat, les nouvelles du monde étaient rares. La radio
soviétique était de la pure propagande et donc inutile, et écouter la BBC était
un crime à haut risque. Les deux garçons avaient traîné dans la ville et fini
par trouver un endroit où dormir. Par hasard, le lendemain, ils étaient tombés
sur un Polonais qui travaillait chez un barbier. Il avait quelques
informations. Ashgabat, avait dit ce Polonais, était fermée en raison de sa
proximité avec la frontière iranienne ; il était inutile d'essayer d'aller plus
loin. Bumo avait vu de ses propres yeux des soldats qui patrouillaient
régulièrement sur la frontière, mais Ignacy et lui voulaient tout de même
tenter leur chance. Ils avaient quitté Ashgabat en direction de l'Iran. Au bout
de quelques heures, une patrouille frontalière les avait arrêtés. On leur avait
ordonné de retourner d'où ils venaient ; curieusement, ils avaient été traités avec
aménité. Les soldats avaient acheté des billets de train pour les deux garçons
de Bolechow et leur avaient dit, Vous n'avez pas le droit d'être ici.
Ils avaient donc poursuivi leur marche ailleurs. Pendant
l'année 1942, les garçons avaient voyagé dans le nord-est, traversant le
Turkménistan dans toute sa largeur, à travers le désert du Karakoum, et
jusqu'en Ouzbékistan, après avoir passé le fleuve AmouDaria. Au moment où Bumo
Kulberg et Ignacy Taub traversaient le fleuve Amou-Daria, Ester Jäger et sa fille
de treize ans, Bronia, étaient poussées dans un fourgon à bestiaux à
destination de Belzec, où elles allaient expirer dans une chambre à gaz et où,
immédiatement après leur décès, on allait fouiller leur bouche, leur vagin et
leur rectum à la recherche d'objets précieux, avant que leurs cadavres soient
jetés dans une fosse commune, pour être exhumés des mois plus tard – au
même instant, Bumo et Ignacy découvraient les panoramas de Samarkand, la ville
légendaire de la route de la Soie – et incinérés, après qu'il avait paru
plus judicieux de disposer ainsi de ces deux corps et des six cent mille autres
corps de Juifs qui avaient été enterrés là.
Quelques mois plus tard, Bumo et Ignacy approchaient de
Tachkent, et c'est à peu près à ce moment-là qu'une jeune femme qui était née
sous le nom de Chaya Heller, mais deviendrait un jour, en raison du courage et
de la bonté d'un prêtre de Lublin en Pologne, Anna Heller Stern, s'est tournée
vers sa camarade de classe, Lorka Jäger, et lui a dit, Allez, embrasse-moi,
qui sait quand nous allons nous revoir ?
Au début de 1943, lorsque les W ont été liquidés à
Bolechow, les anciens voisins d'Ester et de Bronia étaient à Tachkent, dans la
partie orientale de l'Ouzbékistan. A l'époque, c'était la plus grande ville de
l'Asie centtale, avec plus de deux millions d'habitants. Un peu plus tard, au
moment où les R ont été liquidés, Bumo, qui voyageait seul, est arrivé à
Frounze – Bichkek aujourd'hui —, la capitale du Kirghizstan.
C'était très intéressant ! s'est exclamé Adam. Il souriait
modestement, comme pour dire, Tout le monde aurait fait la même chose. Il a
dit, J'avais vingt et un ans !
A-t-il jamais pensé à quel point c'était étonnant au moment
même où cela se passait ? ai-je demandé.
Alena a posé la question à son père. Non, a-t-elle dit. Il
dit que c'était son destin.
Attendez, a dit Matt. Pourquoi Bumo voyageait-il seul quand
il est arrivé à Frounze ?
Parce que, a-t-il expliqué, Ignacy et lui, comme tous les
autres voyageurs et réfugiés qui passaient dans les villes de l'Asie centrale
pendant la guerre, avaient l'habitude de s'arrêter
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