Les disparus
dit connaître Shmiel Jäger.
Quoi ? avais-je dit.
Pas Oncle Shmiel, avait répondu précipitamment Matt.
Il m'avait ensuite raconté ce que lui avait dit cet homme à la réunion des
survivants de l'Holocauste : le Shmiel Jäger qu'il avait connu était né sous un
autre nom, mais pendant la guerre, lorsqu'il avait rejoint un groupe de résistants
près de Lwów, il avait pris le nom de Shmiel Jäger puisque, pour des raisons de
sécurité, ces résistants prenaient parfois les noms de types morts qu'ils
avaient connus.
J'avais écouté et pensé, La fille aînée était avec les
partisans dans les montagnes et elle est morte avec eux. Onkel Schmil et 1
fille Fridka les Allemands les ont tués 1944 à Bolechow.
Alors on ne sait vraiment jamais. C'est pour ça que j'ai
rempli les formulaires de la Croix-Rouge, sans beaucoup d'espoir, et que je les
ai donnés à la personne de la réception, avant de rentrer chez moi, ce jour-là.
Environ quatre mois plus tard, j'ai reçu une épaisse enveloppe de la
Croix-Rouge au courrier. Mes mains tremblaient quand j'ai déchiré l'enveloppe.
Toutefois, j'ai vu immédiatement que le plus gros du contenu était constitué
des six formulaires que j'avais remplis. Le septième document, une lettre,
déclarait qu'il n'existait pas d'information connue sur les sorts respectifs
d'Ester Jäger, Lorka Jäger, Frydka Jäger, Ruchatz (comme je le croyais encore)
Jäger, et Bronia Jäger, habitantes de la ville polonaise de Bolechow.
Concernant Shmiel Jäger, la lettre concluait que son dossier
était considéré comme « encore ouvert »...
C ' est, par conséquent, pour cette raison que
j'étais impatient de rencontrer la mère de mon ami, cette Mme Begley qui avait
vécu si près de mon oncle, de ma tante et de mes cousines décédés. Je ne
pensais pas vraiment pouvoir apprendre quoi que ce fût d'elle. Je voulais
simplement faire l'expérience d'une conversation avec quelqu'un de sa
génération et de sa provenance, dans la mesure où il me paraissait incroyable
qu'il y eût encore quelqu'un de vivant qui avait marché dans les mêmes rues
qu'eux. C'est dire à quel point je m'étais accoutumé à l'idée qu'eux six et
tous ceux de cette époque appartenaient désormais, absolument et
irrémédiablement, au monde gris, noir et blanc du passé.
Et pourtant il est aussi vrai que lorsque j'ai eu vent de
l'existence de cette très vieille femme, de la mère de Louis, je me suis senti
envahi par un fantasme, tellement intense que j'en ai presque éprouvé de la
honte, un peu comme les adolescents peuvent se sentir honteux. Je me suis
demandé s'il avait été possible, même si cette femme avait vécu à Stryj et mes
parents à Bolechow, qu'ils se fussent peut-être... rencontrés. Peut-être se
souvenait-elle d'eux ? La femme de Shmiel, je le savais (comment ? Je ne m'en
souviens pas), venait d'une famille de Stryj. Son frère y avait un studio de
photographie et, en effet, une des filles de Shmiel devait, comme je l'ai
découvert uniquement par accident après la mort de mon grand-père, finir par y
travailler brièvement. Et donc, quand Louis m'a proposé de me présenter à sa
formidable mère – ou du moins était-ce ce que j'imaginais après avoir lu,
quelques années plus tôt, le premier livre de Louis, qui semblait être un récit
romancé de la façon dont sa mère et lui avaient survécu pendant les années du
nazisme, trompé les Allemands et les Ukrainiens mieux que n'avait su le faire
ma propre famille –, quand Louis avait proposé de nous présenter, mon
esprit s'était mis à galoper. J'avais projeté dans ma tête une scène, disons,
en octobre 1938, lorsque Louis (alors Ludwik) et sa mère avaient très bien pu
se rendre au Schneelicht Studio de Stryj pour faire faire le portrait de ce
fils unique, à l'occasion de son cinquième anniversaire. J'imagine la fille de
Shmiel, la cousine germaine de ma mère, Lorka, une fille de dix-sept ans,
grande, jolie, un peu distante, prenant soin du manteau de Mme Begley au moment
où celle-ci entre dans l'atelier (il aurait un col de fourrure, me suis-je dit,
puisque son mari, comme me le rapporterait, soixante ans plus tard, au coin
d'une rue, une femme ukrainienne, était le plus grand docteur de la ville), et
sa réserve se dissipant, et disant quelque chose de charmant au petit garçon,
qui porte une casquette de laine d'où s'échappent des mèches de cheveux blonds,
qui, par la suite, lui ont peut-être ou
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