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Les disparus

Titel: Les disparus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Daniel Mendelsohn
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où j'ai passé la
trentaine, puis la quarantaine, il me paraissait évident que je savais tout ce
qu'il y avait à savoir sur l'histoire de ma famille : sur les Jäger
essentiellement, dans la mesure où, en plus des preuves documentaires, du
matériel obtenu auprès des archives et des bibliothèques, il y avait toutes ces
histoires ; et, avec les années, sur la famille de mon père aussi, les
taciturnes Mendelsohn. Le seul trou, la seule lacune agaçante, c'était Shmiel
et sa famille, les disparus sur lesquels il n'y avait pas un fait à inscrire
sur les fiches, pas de dates à entrer sur les programmes informatiques de
généalogie, pas d'anecdotes ou d'histoires à raconter. Mais ce temps se
prolongeant, il était de moins en moins douloureux de penser que nous ne
saurions jamais rien de plus à leur sujet, puisque, avec chaque nouvelle
décennie qui passait, l'événement dans son ensemble reculait et, avec lui, eux
aussi s'effaçaient, pas seulement les six, mais eux tous. Et décennie après
décennie, ils paraissaient de plus en plus entrer dans l'Histoire et ne plus
nous appartenir. Paradoxalement, cela rendait plus acceptable le fait de ne pas
y penser, puisqu'il y avait, après tout, tant de gens qui pensaient à eux
–  sinon à eux spécifiquement, du moins à un eux générique, ceux qui
avaient été tués par les nazis. Pour cette raison, c'était comme si on avait
pris soin d'eux.
    Pourtant, de temps à autre, il arrivait que quelque chose
remontât à la surface et me fît me demander s'il n'y avait tout de même pas
encore quelque chose à apprendre.
    Par exemple :
    Mon grand-père préférait raconter des histoires qui étaient
drôles, dans la mesure où il était lui-même si drôle et où les gens vous
apprécient plus quand vous les faites rire. Je me souviens –  ou plutôt,
ma mère m'a raconté –  comment il avait fait faire pipi dans sa culotte à
ma grand-tante Ida, à la table de Thanksgiving, une année, il y a longtemps,
tant l'histoire qu'il racontait était drôle. Nous ne savons pas de quelle
histoire drôle il s'agissait, puisque l'histoire de la façon dont elle s'est fait
pipi dessus a éclipsé l'histoire en question –  elle est devenue une
histoire drôle à part entière, une histoire qui est régulièrement racontée pour
éclairer ou peut-être préserver un certain aspect de la personnalité de mon
grand-père décédé. Pour moi en particulier, il adorait raconter ses histoires
de la ville où il était né et là où sa famille, cette famille de bouchers
prospères et, ensuite, de négociants en viande, avait vécu
« depuis », disait-il, s'éclaircissant la gorge bruyamment comme il
avait l'habitude de le faire, les yeux immenses et fixes, comme ceux d'un bébé,
derrière les verres de ses lunettes en plastique démodées, « qu'il y avait
un Bolechow. » BUH-leh-khuhv, prononçait-il, en maintenant le l très bas dans la gorge, à l'endroit même où il caressait le kh, comme le
font les gens du coin. BUHlehkhuhv, la prononciation qui est, comme je
l'ai découvert bien plus tard, la plus ancienne, la prononciation yiddish.
L'orthographe aussi a changé : Bolechow sous les Autrichiens de langue
allemande, Bolechów sous les Polonais, Bolekhov pendant les années soviétiques
et, à présent, enfin, Bolekhiv, sous les Ukrainiens, qui ont toujours convoité
la ville et l'ont désormais. Il y a une plaisanterie que les gens de cette
partie de l'Europe de l'Est aiment raconter, qui explique un peu pourquoi les
prononciations et l'orthographe ne cessent de changer : c'est l'histoire d'un
type qui est né en Autriche, qui est allé à l'école en Pologne, qui s'est marié
en Allemagne, qui a eu des enfants en Union soviétique, et qui meurt en
Ukraine. Pendant tout ce temps, dit la plaisanterie, il n'a jamais
quitté son village !
      Je n'ai jamais su que je prononçais mal le nom de la ville
dans laquelle la famille de ma mère avait vécu pendant plus de trois cents ans
jusqu'à ce que je rencontre une vieille femme à la fin des années 1990, la mère
d'un homme dont j'étais récemment devenu l'ami. J'avais fait sa connaissance
depuis un certain temps quand j'ai appris qu'il était né –  il est de la
génération de mes parents – dans la ville voisine de Bolechow –  une
toute petite ville, en vérité, appelée autrefois Stryj, aujourd'hui
orthographié Striy, que j'ai visitée depuis, un endroit où poussent aujourd'hui
de grands arbres

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