Les disparus
Juif de
Bolechow », qui avait été le chapelier de la ville (au cours des années qui
ont suivi cet échange, j'allais aussi rencontrer le dernier Juif de Stryj et le
dernier Juif d'une toute petite ville à côté de Riga – il s'appelait
Mendelsohn). Ce Juif de Bolechow, expliquait-elle, avait survécu aux années de
la guerre parce que, au cours de l'été 1941, quand les Allemands étaient
arrivés, il avait fui dans l'est, en Russie, avec 1'armée soviétique qui
faisait retraite. En rentrant dans la ville libérée en 1944, il avait découvert
qu'aucun membre de sa famille n'avait survécu, mais il avait décidé de rester.
A l'exception de ce dernier point, c'était une histoire que j'allais réentendre
par la suite.
Je regardais l'écran de mon ordinateur, le curseur qui
clignotait devant le mot retour dans la phrase De retour chez lui après la
guerre pour découvrir qu’il ne restait plus personne de sa famille ou de
l'ensemble de la communauté juive. J'avais tellement pris l'habitude de
considérer Bolechow comme un endroit mythique (parce que la ville n'avait
existé pour moi que dans les histoires de mon grand-père) et celle aussi de
considérer le Bolechow d'aujourd'hui, Bolekhiv, comme désespérément éloigné de
la guerre (parce que six décennies s'étaient écoulées et parce que presque
personne de la population de l'époque, juive, polonaise ou ukrainienne, n'était
plus vivant) que l'existence d'un vieux Juif de Bolechow, vivant aujourd'hui à
New York, une personne qui pouvait faire le pont entre l'endroit dont j'avais
toujours entendu parler et l'endroit qui existait sur la carte, entre Bolechow
et Bolekhiv, me paraissait aussi improbable que celle des extra-terrestres.
A la fin de son e-mail, Susannah me demandait si j'habitais
dans la région de New York et, dans ce cas, si je voulais un jour aller avec
elle voir les Rosenberg qui vivaient à Brooklyn. Ils ne parlaient que le russe
et le yiddish, ajoutait-elle, mais elle avait étudié le yiddish sérieusement
depuis quelque temps et pourrait jouer les interprètes. J'ai répondu avec
enthousiasme à son invitation. Mon enthousiasme avait été déclenché, je dirais,
en partie seulement par mon désir de découvrir si cet Eli Rosenberg pouvait me
procurer quelques lumières sur Shmiel et sa famille. Le dernier Juif de
Bolechow qui avait parlé yiddish en ma présence avait été mon grand-père, mort
depuis vingt ans à présent. Je voulais l'entendre de nouveau.
Susannah a répondu rapidement. « La grande
nouvelle ! ! ! », c'était qu'elle avait appelé M. Rosenberg
ou plutôt qu'elle avait parlé à son fils, et qu'ils avaient arrêté une date
pour notre rencontre – ma première et, je pensais alors, sans doute,
dernière rencontre avec un Juif de Bolechow qui pourrait me dire quelque chose,
n'importe quoi, sur ce qui s'était passé avant, pendant ou après la guerre. La
date arrêtée était le dimanche 11 mars. J'irais retrouver Susannah à son
appartement au centre-ville et puis nous irions en voiture jusqu'à Brooklyn.
Elle m'avait prévenu qu'Eli parlait tout doucement, était très faible
physiquement, et que la mort de sa femme, Feyge – que Susannah n'avait
apprise que lors de son récent coup de téléphone –, lui avait porté un
sérieux coup.
Au moment où nous nous sommes retrouvés en route pour
Brooklyn, j'étais dans un état de tension extrême. Une fois de plus, comme cela
avait été le cas avec Mme Begley lors de la réception, deux ans plus tôt,
l'idée de me trouver à proximité de quelqu'un originaire de l'endroit et de
l'époque qui m'intéressaient était trop excitante, trop écrasante : ma jambe
tremblait au moment où je me suis assis dans la voiture de Susannah et que j'ai
vu Manhattan disparaître derrière nous. Alors que nous circulions dans des rues
peu familières, Susannah scrutant les noms sur les plaques et moi, le regard
rivé sur une carte routière énorme, j'ai été de nouveau la proie de fantasmes
si intenses, à la fois si véridiques et si gênants dans la trivialité des
informations que cette rencontre allait produire – Shmiel avait-il un
jour acheté un chapeau à cet homme ? – que je ne me suis plus senti
en mesure de parler, après que nous nous sommes garés et que nous avons trouvé l'appartement
minuscule et sombre dans un énorme immeuble de pierre et de brique, à l'allure
plutôt soviétique. J'avais de la chance, me suis-je dit, que Susannah
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