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Les disparus

Titel: Les disparus Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Daniel Mendelsohn
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fois ; mais à l'époque, parce que c'était tout
nouveau, la phrase m'a fait mal. C'était douloureux de penser à tout ce qu'il
aurait été possible d'apprendre, si j'avais seulement commencé deux ans ou même
un an plus tôt.
    Je pensais à cela, hochant la tête en direction du fils et
prenant un visage sympathique, lorsque Eli Rosenberg m'a soudain regardé droit
dans les yeux et a dit une chose de plus, un seul mot qui, dans ce moment
ultime, avait été en quelque sorte capable de passer les axones ruinés et les
synapses explosées pour parvenir à la surface, avant de sombrer pour toujours,
et ce qu'il a dit, c'était :
    Frydka.
     
     
    Ecoutez :
     
    L a plus ancienne photo connue de Shmiel est celle où il
est assis dans son uniforme de l'armée autrichienne, à côté de cet autre homme,
debout, dont l'identité semblait destinée à rester un mystère. Sur cette photo,
Shmiel est remarquablement beau, comme nous avons tous appris qu'il l'était :
mâchoire puissante, lèvres pleines, traits réguliers, les orbites des yeux
magnifiquement creusés, profonds, le regard bleu... enfin, je sais qu'il avait
les yeux bleus, même si cette photo ne peut pas nous l'apprendre. Shmiel a
atteint la majorité à une époque où, si vous étiez aussi beau (et souvent si
vous ne l'étiez pas), les gens disaient, Vous pourriez faire du
cinéma ! ou Vous pourriez être un acteur ! et c'était ce
qu'on entendait toujours à son sujet : qu'il était un prince, qu'il ressemblait
à une star de cinéma. Cette photo est beaucoup plus étudiée et, en dépit de
l'usure de neuf décennies, d'une qualité bien meilleure que toutes les autres
que nous possédons, et il est évident qu'elle a été prise dans le studio d'un
photographe –  peut-être celui qui appartenait à la famille de la fille
qu'il allait épouser une fois que la guerre serait terminée et que l'empire
pour lequel il s'était battu aurait disparu, la nation dont l'empereur,
disaient les gens, était bon envers les Juifs et avait été par conséquent
récompensé par ces Juifs reconnaissants, vraiment reconnaissants qui portaient
leurs prénoms officiels et leurs prénoms yiddish, Jeanette et Neche, Julius et
Yidl, Sam et Shmiel –  avait été récompensé avec des surnoms yiddish bien
à lui : undzer Franzele « notre petit Franz », ou bien Yosele, « Joey ».
    Sur cette photo, Shmiel est assis dans un fauteuil, dans une
pose un peu raide, portant l'uniforme de l'armée austro-hongroise,
l'artificialité du décor et de la pose rendue immatérielle par la douceur et
même la sensualité de son allure. Rêveur, comme s'il avait été distrait pendant
le long et fastidieux processus de la prise de vue, il a le regard un peu
décalé sur sa gauche, tandis que se tient, sur sa droite, l'autre soldat. Cet
homme est beaucoup plus âgé, l'air simple et flegmatique, mais pas déplaisant,
portant la moustache (Shmiel n'a pas encore la sienne). Même si, à l'époque
lointaine où j'ai regardé cette photo pour la première fois, je savais que cet
autre soldat devait avoir une vie, une famille, une histoire, il m'avait semblé
alors, comme c'est encore le cas à présent, qu'il ne figurait sur cette photo
que pour des raisons esthétiques, de la même façon qu'un photographe
commercial, aujourd'hui, placerait astucieusement un diamant à côté d'un
morceau de charbon pour une publicité de joaillerie : j'ai l'impression qu'il
est là pour que Shmiel paraisse encore plus beau et soit par conséquent plus
conforme encore à la légende de sa beauté. Pourtant, cet autre homme, s'il
n'est pas séduisant, s'il est nettement plus vieux que Shmiel, a l'air bienveillant
: son bras solide repose de manière amicale sur l'épaule droite de son jeune
compagnon.
    Pendant des années, je n'ai connu cette photo que grâce à
une photocopie faite quand j'étais au lycée : ma mère gardait l'original, qui
se trouvait dans le précieux album de son père, avec d'autres, dans une
pochette en plastique, au fond d'une boîte en carton dans un secrétaire
verrouillé à la cave. Sur la boîte en carton, elle avait écrit au Magic Marker
les mots suivants :
    FAMILLE :
ALBUMS
    Jaeger
    Jäger
    Cushman
    Stanger
     
    Cushman était le nom de jeune fille de la mère de ma mère ;
Stanger était le nom de jeune fille de la mère de mon père, Kay, et de ses
sœurs, Sarah, celle aux longs ongles rouges, et Pauly, l'auteur de tant de
lettres.
    L'original de la photo de Shmiel

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