Les disparus
en temps de guerre était
dans ces boîtes, mais j'avais gardé pour moi-même uniquement la copie du recto,
de l'image elle-même. C'était cette photocopie que j'avais ensuite prise pour
la coller dans un album de vieilles photos de famille qui formaient la base de
ce qui allait devenir les archives plutôt importantes de l'histoire de ma
famille. C'est pourquoi, pendant longtemps, je n'ai eu en ma possession que
l'image des deux hommes, mais pas la légende que je savais y être inscrite au
dos.
Je sais, cependant, que j'avais dû regarder cette
inscription à un moment quelconque, pour la raison suivante :
La seule fois où j'ai été autorisé à avoir l'original en
main, c'était lorsque j'avais fait un exposé en classe d'histoire de seconde,
où l'on étudiait les guerres européennes. Je ne me souviens plus si c'était la
Première ou la Seconde Guerre mondiale que nous étions en train d'étudier, mais
la photo était en tout cas parfaitement appropriée pour ce cours. Je sais que
j'avais dû apporter la photo originale en classe pour montrer cette figure
imposante de mon grand-oncle en pleine jeunesse dans son uniforme de l'armée
austro-hongroise pendant la Première Guerre mondiale, parce que, longtemps
après, une image est restée imprimée dans mon cerveau de ce qui avait été écrit
au verso par mon grand-père, de son écriture cursive arrondie, au feutre rouge.
Je me souvenais de ce qui était écrit parce que je me souvenais aussi
clairement de la réaction de ma prof d'histoire quand elle avait vu ces mots
écrits par mon grand-père : elle s'était donné une petite claque sur son beau
visage plein d'humour, quand j'avais apporté l'original dans ma classe, ce
jour-là, il y a trente ans, et elle s’était exclamée, « Oh,
non ! » Ce que mon grand-père avait écrit au verso – ou du
moins ce dont, pendant longtemps, je me suis souvenu qu'il avait écrit –
c'était ceci :
Oncle Shmiel, dans l'armée
autrichienne, Tué par les nazis.
De cela, en tout cas, je m'en
souvenais, surtout parce que j'avais été un peu choqué par la réaction de Mme
Munisteri, tant j'étais accoutumé à ce qui allait arriver au beau jeune homme
de la photo, tant je m'étais endurci à l'écoute de la phrase Tué par les
nazis. Et c'était par conséquent ce qui s'était logé dans ma mémoire, après
que ma mère avait rapidement replacé la photo dans les boîtes étiquetées des
documents et des photos de famille qu'elle avait été autorisée à quitter
brièvement afin de souligner, avec force et nécessité, un argument de mon
exposé au lycée.
Pendant longtemps, donc, ne possédant qu'une photocopie du
recto de cette photo, je ne pouvais que scruter le visage de Shmiel, et
peut-être qu'en la regardant – je suis sûr, en fait, que c'est ce qui
s'est passé – il m'était venu à l'esprit qu'il était très facile pour
quelqu'un de disparaître, d'être à jamais inconnu. Après tout, Shmiel était là,
avec ce visage, avec un nom que les gens continuaient de prononcer, même si
c'était peu souvent, avec une sorte d'histoire et avec une famille dont nous
connaissions les noms, ou pensions que nous les connaissions ; et pourtant,
juste à côté de lui, il y avait cet autre homme dont on ne saurait jamais rien,
exactement comme si, me semblait-il en regardant la photo, il n'était jamais
né.
Et puis, bien des années après avoir été pincé et caressé
dans les salles de séjour d'habitants de Miami morts depuis longtemps, bien des
années après avoir photocopié cette photo, quand je n'avais en tête que de bien
faire cet exposé pour ma classe ; bien des années après que j'ai éprouvé pour
la première fois le besoin de savoir tout ce qu'il était possible de savoir sur
Shmiel, sur l'homme avec lequel j'avais en commun une certaine courbe des
sourcils et un certain angle de la mâchoire, ce qui avait fait pleurer les gens
autrefois, et parce que je devais savoir, il me faudrait passer une année
entière, des décennies plus tard, à voyager – moi, l'écrivain, voyageant
avec mon jeune frère, le photographe, l'un avec ses mots à écrire et ses
inscriptions à déchiffrer, l'autre, qui avait à contrecœur travaillé dans
l'affaire familiale, avec ses photos à prendre et à développer, nous deux, les
deux frères, l'écrivain et le photographe, voyageant en Australie et à Prague,
à Vienne et à Tel-Aviv, à Kfar Saba et à Beer Sheva, à Vilnius et à Riga, et
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