Les disparus
confiance absolue dans la fascination exercée par ses
récits et ses drames et qui, pour cette raison même, avait partagé les
nouvelles de notre voyage à Bolechow avec certaines personnes, qui en avaient
parlé à d'autres, qui en avaient parlé à d'autres... L'ADN n'est pas la seule
chose qui soit partagée au sein d'une famille. En même temps, je suis bien
conscient du fait que l'histoire de ce qui est arrivé à Shmiel n'aurait jamais
existé, n'aurait jamais valu la peine d'être racontée, si cette même
autoglorification inoffensive n'avait pas poussé Shmiel à rester en Pologne, à
se vanter d'être le premier dans son village, comme l'avait dit un jour mon
grand-père, et à rester avec obstination, peut-être même avec ressentiment,
après que ses trois frères étaient partis.
Ou du moins est-ce les sentiments que je lui attribue, moi
qui sais quelque chose des tensions entre frères.
En août 1941, le sort des Juifs de Bolechow est officiellement
tombé entre les mains des Allemands.
En août et en septembre de
cette année-là, la plupart des Juifs de Bolechow, y compris mon grand-oncle, sa
femme et leurs quatre filles, n'avaient vraisemblablement pas une idée très
claire de ce qui se préparait pour eux. A n'en pas douter, des rumeurs
d'assassinats en masse dans les cimetières, un peu plus à l'ouest, circulaient,
mais peu de gens y croyaient — se protégeant, comme les gens le font toujours,
de la connaissance du pire. Il est important de se souvenir que de nombreux
Juifs de Bolechow, en ce début d'automne, avaient déjà subi les sévères
privations imposées par les deux années d'occupation soviétique ; même s'il est
difficile de s'en souvenir pour quiconque bénéficie d'une vision rétrospective,
de nombreux Juifs espéraient, alors que les Soviétiques battaient en retraite
devant les Allemands, qu'il serait possible de s'adapter au nouveau statu quo, en dépit de sa dureté. Et en effet, même si
elle avait changé radicalement sous certains aspects, la vie quotidienne dans
les premiers mois de l'occupation allemande avait repris, de manière
surréaliste, les traits qu'elle avait avant la guerre. Par exemple, on
n'empêchait pas les Juifs d'aller à la synagogue, le jour de Shabbat. Un homme,
à qui j'ai parlé soixante-deux ans après l'invasion allemande, se souvenait
clairement d'avoir assisté aux services de Yom Kippour en 1942. De toute façon,
ils savaient qu'ils allaient nous tuer tous, a-t-il remarqué. Alors pourquoi se
préoccuper de nous en empêcher ?
Et donc, en septembre 1941, les
Juifs les plus pieux de la ville ont maintenu les traditions de leurs ancêtres.
Alors que finissait septembre, finissait aussi l'année juive. En 1941, Rosh
Hashanah, le Nouvel An, devait tomber au milieu du mois de septembre, et
certains Juifs de Bolechow s'y préparaient. Parmi les choses qui ont lieu
lorsque la nouvelle année commence pour les Juifs, il y a ce cycle hebdomadaire
de relecture de la Torah qui recommence. La parashah pour le premier Shabbat de ce nouveau cycle est, bien évidemment, parashat
Bereishit, qui commence avec la formation du ciel et de la terre par Dieu,
et qui s'achève avec sa décision d'exterminer le genre humain par le Déluge.
C'est une section qui parcourt un arc magnifique et terrifiant, de la création
inspirée à l'annihilation absolue.
L'année 1941, la lecture de parashat Bereishit a eu lieu le samedi 18 octobre. La
semaine suivante, le 25 octobre, parashat Noach, le récit du Déluge et
de la survie de quelques-uns, aurait dû être lue. Je dois me demander combien
des Juifs de Bolechow sont allés à la shul, la semaine suivante,
puisque, entre le samedi 25 octobre et le samedi 1 er novembre, a eu
lieu à Bolechow la première annihilation de masse dont très peu sortiraient
vivants – la première Aktion qui a commencé le mardi 28 et s'est
achevée le lendemain. Il est donc possible, même probable, que la dernière parashah qu'ont pu entendre de nombreux Juifs de la ville a été Noach, ce
récit de l'extermination divinement ordonnée, une parmi les quelques autres que
nous pouvons trouver dans la Torah. Mais, même si les Juifs de Bolechow sont
restés chez eux, le samedi 25, soit par indifférence, soit par peur, même si la
dernière lecture de la Torah qu'ils ont entendue, dans la vieille et magnifique
synagogue de la Ringplatz ou dans n'importe laquelle des nombreuses shuls plus
petites et des maisons de prière de la
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