Les disparus
entretenaient avec
le reste de l'histoire et de la mémoire, et pas seulement au fait qu'ils
avaient été tués : ils étaient désespérément loin, irrémédiablement. Au moment
où ma mère avait dit Herman le Coiffeur, je m'étais aperçu que j'avais
peut-être tort, que des traces de ces six demeuraient peut-être quelque part
dans le monde.
Il s'agissait donc d'une sorte de culpabilité, autant que
d'une curiosité ; une culpabilité, autant qu'un désir de connaître ce qui leur
était réellement arrivé dans les détails qui restaient encore à découvrir, qui
me poussait en dernière instance à retourner. A abandonner mon ordinateur, à
quitter la sécurité des livres et des documents, avec leurs descriptions si
nettes des événements qu'il était impossible d'imaginer qu'ils avaient affecté
la vie réelle des gens (par exemple, le document qui faisait état du fait
suivant : Pendant la marche jusqu'à la gare de Bolechow pour être
transportés jusqu’à Belzec, ils étaient contraints de chanter, notamment la
chanson « Ma petite ville de Belz » ) ; à renoncer au confort du
bureau des archives et à la commodité de l'Internet, et à partir dans le monde,
à faire l'effort dont je serais capable, peu importait la modicité des
résultats, pour aller voir qui et ce qui restait, et au lieu de lire et
d'apprendre par les livres, d'aller leur parler à tous, comme j'avais parlé
autrefois à mon grand-père. A découvrir, même à cette date extraordinairement
tardive, s'il y avait encore d'autres indices, d'autres faits et d'autres
détails aussi précieux que ceux que j'avais laissé passer, quand les gens qui
les connaissaient vivaient encore, quand le temps n'était pas encore venu pour
moi de poser mes questions, pour moi de désirer savoir.
Et donc, quatre-vingt-un ans après que mon grand-père a
abandonné son foyer dans une petite ville animée, nichée dans les forêts de
pins et de mélèzes sur les contreforts des Carpates, et vingt et un ans après
sa mort dans une piscine entourée de palmiers, trois cent quatre-vingt-neuf ans
après l'arrivée des Jäger à Bolechow, et soixante ans après qu'ils en ont
définitivement disparu, j'y suis retourné.
C'était le commencement.
TEXTE D'UNE LETTRE D'ABRAHAM JAEGER, DATÉE DU 25 SEPTEMBRE
1973, TROUVÉE PAR L'AUTEUR DANS UN TAS DE VIEUX PAPIERS LE 6 JUIN 2005 :
Très chers enfants et Elkana et
Ruthie et petits-enfants
C'est presque Yom Tov et nous
vous souhaitons donc à tous Bonheur et Santé pour la Nouvelle Année s'il vous
plaît donnez cette photo à Daniel pour l'album de famille. Debout, c'est Herman
le Coiffeur et, assis, c'est mon Cher Frère SHMIEL dans l'armée autrichienne,
cette photo a été prise en 1916.
Ethel m’a donné cette photo.
Bonne et Heureuse Année
Avec tout mon amour
Daddy — Grandpa
Ray vous adresse ses meilleurs sentiments
Deuxième
partie Ca ï n et Abel ou
Frères et sœurs
(1939/2001)
Dans la maison commune, il y avait un parchemin sur lequel
figurait une chronique, mais la première manquait et l'écriture s'était
effacée.
Isaac Bashevis Singer, «Le Gentleman de Cracovie»
1
Le péché entre les frères
LE 12 août 2001, deux de mes
frères, ma sœur et moi sommes descendus d'une Volkswagen Passat bleue et exiguë
et nos pieds ont touché la terre humide de Bolechow. C'était un dimanche et le
temps était mauvais. Après six mois de préparatifs, nous étions enfin arrivés.
Ou, je suppose, revenus.
Presque soixante ans plus tôt exactement – le 1 er août 1941 –, l'administration civile de ce qui avait été autrefois le
district de la Galicie des Habsbourg, région où se trouvait la ville de
Bolechow, avait été transférée aux autorités allemandes qui, après la rupture
du pacte germano-soviétique, avaient fait machine arrière et envahi la Pologne
orientale deux mois plus tôt, et mettaient à présent les choses en ordre. Peu
de temps après – peut-être vers la fin du même mois d'août et
certainement en septembre 1941 – les plans pour la première Aktion dans
la région, c'est-à-dire l'assassinat en masse des Juifs, avaient commencé à
prendre forme. Ces actions étaient prévues pour le mois d'octobre. L’Aktion pour
Bolechow a eu lieu les 28 et 29 octobre 1941. Un millier de Juifs environ y ont
péri.
Sur ce millier, il y en a un qui m'intéresse en particulier.
Le 16 janvier 1939, Shmiel
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