Les disparus
commerces juifs, même si elles
restaient moins contraignantes que celles prises par le gouvernement antisémite
allemand, de l'autre côté de la frontière. En effet, après 1935, à la mort du
chef autocratique mais (relativement) modéré, Josef Pilsudski, le gouvernement
polonais vire nettement à droite ; admirateurs de Hitler, qui détruira bientôt
la Pologne tout entière, les dirigeants de droite du pays étaient très clairs
et très francs quant à leurs intentions de réduire radicalement ce qu'ils
percevaient comme l'influence juive sur l'économie déclinante du pays –
même si l'élite politique, avec son sens supérieur du raffinement de la
civilisation polonaise, dénonçait la violence effective contre les Juifs.
« Nous nous faisons une idée trop haute de notre civilisation, déclarait
une proclamation du gouvernement en 1937, et nous respectons trop fermement
1'ordre et la paix nécessaires à tout État, pour approuver des actes
d'antisémitisme brutaux... En même temps, il faut comprendre que le pays
possède un instinct qui le pousse à défendre sa culture, et il est naturel que
la société polonaise cherche à obtenir une autonomie économique. » Cet
antisémitisme plus mesuré, plus délicat, se reflétait dans l'appel du Premier
ministre Slawoj-Skladkowski pour la « lutte économique » contre les
Juifs « par tous les moyens – mais sans violence ».
Toutefois, la législation économique contre les Juifs alors
mise en place a eu des effets brutaux sur des hommes d'affaires comme Shmiel
Jäger. Entre 1935 et 1939, le gouvernement de la Pologne a fait la guerre aux
entreprises juives, que les citoyens étaient encouragés à boycotter : les
entreprises qui appartenaient à des chrétiens étaient mises en garde de ne pas
faire de commerce avec des entreprises appartenant à des Juifs ; on
décourageait les chrétiens de louer leurs propriétés à des Juifs ; des
agitateurs antisémites faisaient leur apparition les jours de marché dans les
villes polonaises, mettant en garde les chrétiens de ne pas acheter les
produits des Juifs. Les étals des Juifs sur les marchés et les foires étaient
souvent détruits, et les boutiquiers juifs des petites villes étaient
régulièrement terrorisés par des voyous soutenus par le gouvernement. Et, dans
une attaque malicieusement calculée, ne visant pas tant les entreprises juives
que le mode de vie juif – même si son effet, en particulier sur des entreprises
comme celles de Shmiel, est facilement imaginable –, le gouvernement
polonais avait interdit le shikte, l'abattage rituel des animaux. Déjà
fortement affectée par la Grande Dépression – dès 1934, un tiers des
Juifs de Galicie avaient fait une demande pour obtenir un soutien économique
quelconque –, la sécurité économique des Juifs de Pologne a été dévastée
par le boycott. C'est donc à la lumière de ces événements que nous devons lire
les lettres de Shmiel, qui sont remplies de références sombres aux « troubles »
– même si ses véritables ennuis n'avaient, bien entendu, pas encore
commencé en 1939. Et en effet, même si le désastre dans l'entreprise de Shmiel,
ces ennuis avec les camions, avait été en quelque sorte accidentel, certains
passages de la lettre – les ennuis des Juifs, mon permis me sera
retiré, j'étais le seul Juif à avoir un permis – suggèrent très
concrètement que, en dépit de sa prospérité antérieure, en dépit du fait qu'il
avait atteint son but, être le premier de son village, du moins pour un
temps, Shmiel, comme presque tous les autres Juifs de ce village, était
aux abois.
Et donc, en ce jour de janvier, il s'était assis pour écrire
une lettre.
Tu dois te demander, cher Cousin, pourquoi je t'écris
après tant d'années ; je t'aurais écrit sans interruption si seulement tu
l'avais souhaité... J'ose espérer, que toi et ta chère famille, vous allez
bien, comment vont les affaires ? Je ne le sais pas et j'espère que la réponse
est « bien »...
La raison pour laquelle cette lettre me fait penser de
nouveau à la proximité et à la distance, c'est que, en dépit du fait qu'elle
est écrite à un parent proche – son cousin germain Joe Mittelmark, le fils
du frère aîné de sa mère – on sent immédiatement une certaine raideur
gênée. Notez la progression curieuse : la salutation ostensiblement chaleureuse
avec ses trois « cher » répétés (repris encore une fois
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